Paris, 14 mars 1764
« Je demandai l’autre jour à plusieurs personnes quel était le premier homme de ce siècle. Voltaire, Voltaire, Voltaire ; je m’y attendais, mais comme j’avais beaucoup rêvé pour trouver le second, je ne fus point surprise qu’on délibérât beaucoup pour le nommer, cependant on nomma celui que j’avais pensé et que je pense que vous penserez aussi. Je vous le dirai mais je ne l’écrirai pas. Revenons à vos contes.
Vous êtes charmant dans tous les genres ! Pourquoi abandonnez-vous celui des fables ? Permettez que je vous donne un sujet.
Il y avait un lion à Chantilly à qui on jetait tous les roquets qu’on aurait jetés dans la rivière ; il les étranglait tous. Une seule petite chienne, qui se trouva pleine, eut grâce devant ses yeux ; il la lécha, la caressa, lui fit part de sa nourriture ; elle accoucha. Il ne fit aucun mal à toute sa petite famille, et je ne sais ce qu’elle devint ; mais il arriva un jour que des mâtins vinrent aboyer le lion à la grille de sa loge. La petite chienne se joignit à eux et aboya, et lui tira les oreilles : la punition fut prompte ; il l’étrangla : mais le repentir suivit de près. Il ne la mangea point ; il se coucha auprès d’elle, et parut pénétré de la plus grande tristesse. On espéra qu’une inclination nouvelle pourrait le consoler ; on se trompa : il étrangla sans miséricorde tous les chiens qu’on lui donna.
Ne vous paraît-il pas qu’on peut tirer beaucoup de morale (qui est de la plus grande vérité) sur l’ingratitude, sur le besoin que l’on a d’aimer, ou du moins d’avoir de la société ? Le regret qu’a le lion d’avoir puni son amie, quoique ingrate, vous fournira sûrement beaucoup d’idées.
Je ne sais pas, si l’on m’offrait aujourd’hui de me rendre la vue, ou de me faire avoir la millième partie de vos talents, ce que je choisirais. La dépendance où met l’aveuglement n’est pas plus insupportable que de ne pouvoir pas se suffire à soi-même » […].
Madame du Deffand, Lettres à Voltaire, Rivage poche/Petite bibliothèque, 1989, pp. 59-60.
PORTRAIT D’UNE FEMME DES LUMIÈRES
Qui, dans le vaste monde des Lettres, se souvient de Marie de Vichy-Chamrond ? Mais qui, dans le vaste monde des Lettres, ne connaît pas la Marquise du Deffand (1696-7 ?-1780) ? La plus galante, la plus mondaine, la plus spirituelle des femmes du « Siècle des Lumières » ?
Contemporaine des philosophes et amie de Voltaire, Marie de Vichy-Chamrond, devenue Marquise du Deffand de La Lande par son mariage, fréquente mondains et galants. Divorce de son époux. Participe aux fêtes données par le Régent (dont elle fut, dit-on, la maîtresse). Et mène, à la cour de Sceaux, une vie libre et dissipée. Dont elle finit par se lasser.
En 1747, elle s’installe rue Saint-Dominique. Dans l’ancien appartement de Madame de Montespan, le couvent Saint-Joseph où elle tient salon. Et où se réunissent autour de D’Alembert, les esprits les plus éclairés de Paris. Marivaux, Marmontel, Turgot, Montesquieu, les Encyclopédistes (qu’elle ne porte pourtant pas vraiment dans son cœur !). Et Voltaire, qui lui rend une dernière visite en 1778. Entre-temps, pour combler le vide intellectuel et affectif que suscite en elle l’éloignement du plus caustique des philosophes, et le seul qui trouve grâce à ses yeux, elle entretient avec lui une correspondance ailée et fidèle.
Touchée par la cécité à partir de 1754, Madame du Deffand, « la plus morte des vivantes », a fait entrer à son service la très gracieuse et très rusée Julie de Lespinasse. Qui subtilise à son profit habitués et admirateurs de la marquise. Outrée d’avoir été ainsi trahie, Madame du Deffand se sépare de sa dame de compagnie. Qui ouvre à son tour salon. Où l’on retrouve Marmontel, Turgot … et d’Alembert. Le favori de la marquise jusqu’en 1764. Heureusement pour elle, en 1765, la marquise se prend d’une amitié passionnée pour Horace Walpole, homme de lettres et père du roman gothique. Auteur du célèbre Château d’Otrante. Mais aussi le plus original des dandys, le plus français des Anglais. Un proustien avant la lettre. Qui entretient avec l’épistolière une relation partagée entre expression des sentiments et réflexions philosophiques, analyses psychologiques et préoccupations existentielles.
Éprouvée par la vanité de la vie mondaine, gagnée par un ennui annonciateur du « mal du siècle » romantique, Madame du Deffand se console de ses désillusions à travers la vaste correspondance qui la tient étroitement liée à ses amis les plus chers : la duchesse de Choiseul, le président Hénault, Maupertuis, Voltaire et Walpole…
Éditée pour la première fois en 1865, la Correspondance de Madame du Deffand constitue une œuvre d’une grande originalité. Tant par la valeur de témoignage dont elle éclaire une époque que par son style incisif, enjoué et alerte qui caractérise le talent de l’épistolière. Autant de qualités qui confèrent à l’ensemble de ces lettres leur indéniable valeur littéraire.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
Il y a eu de nombreuses éditions avant 1865 (de Lescure).
Rédigé par : paul Petrogalli | 03 mai 2009 à 10:51
La première Correspondance complète est bien celle de Lescure (Paris, Plon, 1865), dont il existe un reprint chez Slatkine (Genève, 1971). Mes sources me proviennent de Jean-Pierre de Beaumarchais, auteur de la notice "Marquise du Deffand" dans le Dictionnaire des littératures de langue française qu'il a co-dirigé avec Alain Rey et Daniel Couty. Quelles sont les vôtres ?
Très cordialement
Rédigé par : Angèle Paoli | 03 mai 2009 à 11:28