L’Île-Rousse, Dimanche 18 juillet 1909
Bérénice espère bien aussi que le cocher restera dans la calèche le temps du bain. Louis indique d’un geste précis le sentier qu’il voudrait prendre. Le cocher, lui, propose une crique. La crique de San Giorgio, un peu plus loin. Des rochers et du sable, un vrai bijou de paradis ! Louis est d’accord, pourvu qu’il n’y ait pas trop de marche à faire et que l’accès ne soit pas trop malaisé pour ces dames.
Carlo arrête sa mule par un « hou » qui l’immobilise sur le bas-côté de la route. Il entortille les rênes à une branche d’eucalyptus et va s’abriter à l’ombre d’un olivier, un peu plus loin, laissant le petit groupe s’engouffrer dans le sentier qui conduit à la crique. Caroline n’y tient plus et file droit devant elle malgré les appels de Bérénice. Elle disparaît bientôt entre les buissons de cistes. Je me dépêche de la rejoindre. Elle a dévalé une pente et s’apprête à escalader des rochers. Je lui crie de m’attendre. Elle s’arrête, me considère puis reprend sa course folle comme si de rien n’était. Elle saute d’un bond dans le sable fin qui jaillit en gerbes autour d’elle. Elle se déshabille à la hâte, jette ses vêtements pêle-mêle au pied d’un rocher. Elle n’a bientôt plus sur elle que des culottes bouffantes, serrées au-dessus du genou, et un tricot de corps très ajusté qui cache sa poitrine. Elle a de l’eau jusqu’à la taille et elle crie avant même que j’aie eu le temps de la rejoindre.
Je me dévêts à mon tour, mais je prends soin de plier mes affaires et d’étaler le grand drap de bain que j’ai acheté sur le marché de Menton. Je me retourne et j’aperçois Louis qui aide précautionneusement Bérénice à se frayer un chemin entre les cistes. Les voilà qui arrivent sur la plage. Louis installe un parasol et un petit siège pliant pour sa femme. Bérénice, qui craint les regards indiscrets, tourne la tête de droite et de gauche. Louis la rassure : pas âme qui vive à l’horizon, pas même un berger et ses brebis ; la crique est déserte et Bérénice ne risque rien. Finalement, Bérénice se décide à revêtir son costume de bain et à hasarder enfin un pied dans l’eau. Elle voudrait bien nous rejoindre mais elle reste hésitante sur le bord, alléguant que les vives et les méduses lui font horreur. Pourtant, ne résistant plus, et voyant que Louis s’apprête à plonger dans les vagues, elle finit par se convaincre.
Je ne peux m’empêcher de penser qu’elle fait bien des simagrées et que décidément, elle n’est à son aise qu’allongée sur son transatlantique avec tout son confort. Il faut croire que l’ennui qui est le sien lui sied et que les divertissements que Louis lui propose ne lui sont d’aucun secours. Elle a bien tort de ne pas savoir tirer profit de ce qui s’offre à elle, cette mer, incomparablement bleue et chaude, la beauté de cette crique aux formes si admirablement équilibrées, et ces parfums tellement enivrants !
Caroline, insouciante, joue dans les vagues. Elle rit et demande à Louis de faire le dauphin pour elle. Louis, de bonne composition, accepte de se prêter au jeu de sa nièce, qui grimpe sur son dos et escalade ses épaules. Ensemble, ils s’ébrouent et se fatiguent dans des courses qui les jettent épuisés sur le sable. Bérénice nage sereinement et en solitaire, veillant à bien garder la tête hors de l’eau. Sans doute craint-elle de mouiller sa nuque et de mettre à mal le bel ordonnancement de sa chevelure. Je la vois qui sort de l’eau et qui vient s’étendre sous son parasol. J’en profite pour la regarder à la dérobée.
Ce qui me ravit chez elle, ce sont ses longues jambes fuselées qui n’en finissent plus de monter jusqu’à sa taille, fort bien prise. Elle a de belles épaules de nageuse et une jolie poitrine haut perchée et fine. C’est vraiment une femme de très belle prestance, mais elle ne donne pas le sentiment d’être pleinement heureuse. Pourtant, elle a tout pour l’être. Je viens m’allonger auprès d’elle. Le nez dans le sable, je scrute les puces de mer qui sautillent alentour, dérangées par notre présence. Bérénice a ramassé des coquillages effilés aux couleurs nacrées. Elle les porte à son oreille et me dit qu’elle entend la mer. Elle me dit que c’est la voix de celui qu’elle a laissé sur le bateau de Calcutta. Je frémis et n’ose ouvrir la bouche de peur d’interrompre l’élan de la confidence inattendue à laquelle elle se prête soudain.
Un soir, sur le pont du paquebot qui la ramenait au Havre, elle a rencontré un homme, un médecin qui rentrait comme elle, en Europe. Il s’était installé auprès d’elle, bien qu’elle n’ait pas eu la hardiesse de lui accorder le moindre signe tangible de sympathie. Il lui avait demandé l’autorisation de demeurer quelque instant en sa compagnie et elle n’avait pas trouvé de prétexte pour lui opposer un refus. Il était fort taciturne, inquiétant même dans son silence. Mais il l’intriguait tant soit peu et pour rien au monde elle n’aurait souhaité le voir s’éloigner d’elle. Ils étaient demeurés une nuit entière sur le pont avant du navire. Une nuit à attendre, sans savoir quoi au juste. Ni l’un ni l’autre n’avaient d’ailleurs vraiment cherché à savoir. Elle avait seulement attendu qu’il sorte de son mutisme. Lui avait attendu de la sentir exaspérée par le trop-plein de tension que lui imposait sa présence muette pour lui confier les secrets de son histoire.
Bérénice était sur le point de poursuivre son récit, lorsqu’elle sentit la présence de Louis et de Caroline à ses côtés. Elle fit mine d’être affairée par quelque autre occupation et lança à Louis qu’elle se mourait de faim au point de défaillir. Et elle ajouta : « Élisabeth aussi ». Je ne pus qu’acquiescer d’autant que rien n’était plus vrai. Caroline renchérit sur le même ton et Louis en fut quitte pour aller chercher Carlo et les vivres. Louis revint, suivi de Carlo. Tous deux avaient les bras chargés de paquets.
Entretemps, nous nous étions changées et rhabillées en riant, entortillées dans nos grandes serviettes de bain qui nous servaient - fort médiocrement - de cabine. Carlo étendit sur le sable une vaste nappe de lin brodé dont il fixa chaque coin d’un gros caillou, trouvé là dans les abords. Puis il déposa les valises de pique-nique en osier. Noémie et Emilienne avaient tout préparé pour nous avec dévouement. Serviettes de table, timbales en argent, couverts assortis. Et dans l’autre mallette, les salades de tomates à la menthe fraîche, les fritelle à la fleur de courgette, la charcuterie de pays, la tome de chèvre et les grandes miches de pain croustillant. Heureusement, elles avaient aussi pensé à l’eau fraîche, gardée dans des gourdes pansues de montagne. Nous mangeâmes de bon appétit. Le repas fini, Carlo repartit avec les mallettes en osier et nous nous allongeâmes dans le sable, attirées par une irrésistible envie de dormir. Louis s’occupa d’orienter le parasol de manière à nous protéger du soleil. Nous nous assoupîmes tout aussitôt dans l’implacable immobilité de juillet.
SUITE, LE TOUR DE CORSE À LA VOILE, 15
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