L’Île-Rousse, Dimanche 18 juillet 1909
Bérénice et Louis sont allés entendre la grand-messe à la Cuncizziòne. L’église était pleine et l’assemblée recueillie. Ce matin, sur la place, les signori étaient assemblés par petits groupes. C’est leur habitude, le dimanche, de se retrouver en ville pour discuter. Selon Louis, il régnait une belle animation, différente de celle de la veille. Bérénice fait remarquer que les femmes étaient absentes. Après la messe, elles ont regagné en hâte leur demeure, se sont abritées derrière les persiennes et on ne les a plus revues. Louis qui s’était fait cette remarque en lui-même, ne peut qu’acquiescer.
Il fait un temps splendide. Le ciel est immuablement bleu, l’eau invariablement verte, animée dans le fond de vaguelettes de sable que le soleil irise. Des milliers de minuscules poissons frétillent et se faufilent alentour. Je ne me lasse pas de contempler ce ballet azuré. Joseph et Zénon n’auront aucun mal à nous rapporter une pêche abondante. Ils ont préparé leurs cannes, les filets et les paniers. Ils ont prévu d’arpenter le gros rocher qui donne son nom à l’île et d’aller s’abriter dans les criques poissonneuses pour pêcher à la lenza. Ils nous ont promis une soupe de poissons et une friture de poissons de roche.
Une calèche est venue nous chercher au quai. Elle est tirée par une belle mule baie avec pompons et grelots. Bérénice a mis une jupe plissée légère, façon tennis, et des mocassins bleu… marine. Il se peut que nous ayons à marcher sur des sentiers escarpés. Nous faisons la connaissance de notre guide, Carlo. Il est de la Haute-Balagne, de Calenzana précisément, à l’arrière de Calvi. Ici, dans le pays, il connaît tout et tout le monde. Louis s’installe à ses côtés. Et les femmes à l’arrière. Nous avons sorti nos ombrelles pour nous protéger du soleil. Mais il fait déjà chaud lorsque la calèche se met en route. Très vite, nous quittons la ville et empruntons une route étroite qui serpente le long de la mer. On se croirait en Provence, avec ces oliveraies qui s’étendent à perte de vue et ces collines argentées. Il est vrai que la Balagne est réputée pour son huile, mais elle l’est aussi pour ses vignes et même pour son blé. Et puis cette mer, qui joue dans les feuillages, et la montagne qui découpe ses crêtes sombres sur le ciel, me rappellent les paysages de L’Estaque, au large de Marseille. De temps en temps, un beau village surgit, incrusté dans la rocaille. Carlo nous montre du doigt le hameau de Pigna, et au-dessus Sant’Antonino. Au retour, nous nous arrêterons peut-être au couvent franciscain de Corbara, fief du père Didon.
Nous arrivons enfin à Algajola et longeons une jolie plage de sable blond. Non loin de la cité génoise, Carlo nous montre le « presse-papier », l’une des curiosités du pays. Caroline ouvre des yeux ébahis. Elle ne comprend pas de quoi il s’agit. Carlo se lance dans des explications savantes :
- « C’est une colonne, mademoiselle », dit-il avec son rugueux accent de terroir. « Un monolithe de porphyre. Vous n’en verrez pas souvent de semblables. Cela fait maintenant des années qu’il est là, couché de tout son long dans l’herbe. Et ils ne sont pas près de le bouger, vous savez ! Ils auraient pu réfléchir un peu à ce qu’ils allaient en faire et surtout penser à la manière dont ils allaient le véhiculer jusqu’à Ajaccio ! Pensez donc, une colonne de plus de dix-sept mètres de longueur, de presque trois mètres de circonférence et de plusieurs centaines de tonnes, comment voulez-vous que ça passe ? La colonne est plus large que la route ! Enfin, les Lucchesi, ils en ont été quitte pour la sueur, les Corses pour l’argent dépensé et Napoléon, lui, il attend toujours sa colonne de porphyre à Ajaccio ! »
C’est vrai qu’elle est impressionnante cette colonne et depuis qu’elle est là, exposée au vent et à la mer, elle n’a pas pris une ride. Caroline regarde autour d’elle. Partout la roche est creusée de façon étrange. On se croirait dans une carrière. Et c’en est une en effet, une très ancienne carrière, déjà exploitée du temps des Médicis ! La commune de Florence venait chercher là le jaspe et le porphyre nécessaires à l’embellissement de ses palais et tombeaux. Il est fier, Carlo, bien sûr, mais en même temps, il est malheureux. La carrière est désaffectée depuis longtemps et les richesses du pays n’intéressent personne.
Je demande au cocher comment se nomme la montagne que l’on aperçoit, là-bas, devant nous, au-dessus des premiers contreforts qui déversent leurs pentes jusque vers la mer. Il me répond que c’est le Monte Grosso, et plus loin à l’arrière, le Monte Cinto, le sommet le plus haut de l’île, la fierté des insulaires !
- « Y a-t-il des excursionnistes, comme pour le Mont-Blanc ? » demande Caroline qui se redresse, soudain intéressée par la question du paysage.
- « Oui, madamicella, il y a quelques fous qui se lancent des défis impossibles et qui tentent régulièrement l’ascension du Monte Cinto. Ils partent du Haut-Ascu, de l’autre côté de la montagne ! Mais il y en a qui s’aventurent sans connaître les sentiers ni prendre les précautions élémentaires ! Qui se laissent surprendre par les orages ou par le froid, se perdent et ne reviennent pas ! »
Caroline frissonne sous le soleil de juillet puis, de but en blanc, se met à trépigner d’impatience :
- « Je voudrais aller me baigner ! » déclare-t-elle. « Il y a une plage de sable, là devant nous, derrière les figuiers de barbarie et l’allée d’eucalyptus ! Vous avez promis ! ».
Bérénice, absorbée dans ses pensées, sourit devant l’insistance de sa nièce. Elle aussi irait bien se baigner, il fait si chaud ! Mais la plage est-elle vraiment déserte ?
SUITE, LE TOUR DE CORSE À LA VOILE, 14
RETOUR VERS L'AVANT-PROPOS de ce Journal de croisière de la Belle Époque
Commentaires
Vous pouvez suivre cette conversation en vous abonnant au flux des commentaires de cette note.