Le 12 mars 1990 meurt à Paris le poète Philippe Soupault. Le nom de Philippe Soupault est étroitement lié à celui d’André Breton. Ensemble, Breton et Soupault ont rédigé Les Champs magnétiques, recueil en prose dont les textes résultent d’une mise en pratique non encore théorisée de l’écriture automatique. Première œuvre surréaliste avant la lettre, Les Champs magnétiques, publiés en 1920, ont été écrits pour grande partie au cours du printemps 1919, avant que le groupe Littérature ne s’oriente vers le mouvement Dada.
Ph., G.AdC
Insatiable voyageur, Soupault est également l’auteur de Westwego, grand « poème mystique du voyage » commencé en 1917 et publié en 1922. Mais le texte poétique le plus abouti est Georgia, un poème d’amour fou et de délire onirique publié en 1926.
Ph., G.AdC
GEORGIA
Je ne dors pas Georgia
Je lance des flèches dans la nuit Georgia
j'attends Georgia
Le feu est comme la neige Georgia
La nuit est ma voisine Georgia
J'écoute les bruits tous sans exception Georgia
je vois la fumée qui monte et qui fuit Georgia
je marche à pas de loup dans l'ombre Georgia
Voici une ville qui est la même
et que je ne connais pas Georgia
je me hâte voici le vent Georgia
et le froid et le silence et la peur Georgia
je fuis Georgia
je cours Georgia
les nuages sont bas ils vont tomber Georgia
j'étends les bras Georgia
je ne ferme pas les yeux Georgia
j'appelle Georgia
je crie Georgia
j'appelle Georgia
je t’appelle Georgia
Est-ce que tu viendras Georgia
bientôt Georgia
Georgia Georgia Georgia
Georgia
je ne dors pas Georgia
je t’attends
Georgia »
Philippe Soupault, Georgia, Éditions Grasset, 1926.
EXTRAIT des CHAMPS MAGNÉTIQUES
Ce soir, nous sommes deux devant ce fleuve qui déborde de notre désespoir. Nous ne pouvons même plus penser. Les paroles s’échappent de nos bouches tordues, et, lorsque nous rions, les passants se retournent, effrayés, et rentrent chez eux précipitamment.
On ne sait pas nous mépriser.
Nous pensons aux lueurs des bars, aux bals grotesques dans ces maisons en ruines où nous laissions le jour. Mais rien n’est plus désolant que cette lumière qui coule doucement sur les toits à cinq heures du matin. Les rues s’écartent silencieusement et les boulevards s’animent: un promeneur attardé sourit près de nous. Il n’a pas vu nos yeux pleins de vertiges et il passe doucement. Ce sont les bruits de voiture de laitiers qui font s’envoler notre torpeur et les oiseaux montent au ciel chercher une divine nourriture.
Ph., G.AdC
Aujourd’hui encore (mais quand donc finira cette vie limitée) nous irons retrouver les amis, et nous boirons les mêmes vins. On nous verra encore aux terrasses des cafés.
Il est loin celui qui sait nous rendre cette gaieté bondissante. Il laisse s’écouler les jours poudreux et il n’écoute plus ce que nous disons. « Est-ce que vous avez oublié nos voix enveloppées d’affections et nos gestes merveilleux ? Les animaux des pays libres et des mers délaissées ne vous tourment-ils plus ? Je vois encore ces luttes et ces outrages rouges qui nous étranglaient. Mon cher ami, pourquoi ne voulez-vous rien dire de vos souvenirs étanches ? » L’air dont hier encore nous gonflions nos poumons devient irrespirable. Il n’y a plus qu’à regarder droit devant soi, ou à fermer les yeux : si nous tournions la tête, le vertige ramperait jusqu’à nous.
Itinéraires interrompus et tous les voyages terminés, est-ce que vraiment nous pouvons les avouer ? Les paysages abondants nous ont laissé un goût amer sur les lèvres. Notre prison est construite en livres aimés, mais nous ne pouvons plus nous évader, à cause de toutes ces odeurs passionnées qui nous endorment.
Ph., G.AdC
Nos habitudes, maîtresses délirantes, nous appellent : ce sont des hennissements saccadés, des silences plus lourds encore. Ce sont ces affiches qui nous insultent, nous les avons tant aimées. Couleur des jours, nuits perpétuelles, est-ce que vous aussi, vous allez nous abandonner ?
L’immense sourire de toute la terre ne nous a pas suffi: il nous faut de plus grands déserts, ces villes sans faubourgs et ces mers mortes.
Philippe Soupault, « La Glace sans tain », Les Champs magnétiques, in André Breton, Œuvres complètes, Éditions Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1988, pp. 54-55.
PHILIPPE SOUPAULT Source ■ Philippe Soupault sur Terres de femmes ▼ → Les mains jointes ■ Voir | écouter aussi ▼ → (sur La Pierre et le Sel) Philippe Soupault, un révolté désinvolte, une contribution de Jacques Décréau → (sur le site de l’INA) un entretien de Philippe Soupault avec Bernard Pivot (1er août 1980) |
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"Georgia on my mind" se lamentait Ray Charles ; pas la même sûrement, mais le rapprochement était tentant !
Amitiés.
Rédigé par : Pascale | 15 mars 2007 à 15:40