L’Île-Rousse, Dimanche 18 juillet 1909
J’ai dormi plus qu’à l’ordinaire et j’ai laissé passer l’heure de la messe. Les cloches de l’église ont pourtant sonné à pleine volée. Mais je ne les ai pas entendues et je ne me suis pas réveillée. Bérénice m’a laissé dormir, jugeant que j’avais besoin de sommeil. Il faut dire qu’hier soir, profitant de la fraîcheur, nous nous sommes attardés sur la grand-place Paoli ombragée de platanes et de magnifiques palmiers. Après la chaleur accablante de la journée, il fait bon prendre le frais et profiter de l’animation de la ville. Nous nous sommes installés à la terrasse d’un café-épicerie où l’on nous a servi d’excellents sirops. De mon fauteuil, j’ai pu observer à loisir les belles balanine qui passaient et repassaient devant nous de leur démarche savamment chaloupée. Elles traversent la place pour se rendre à la fontaine. C’est là qu’elles se retrouvent pour puiser l’eau, bien sûr, mais surtout pour parler entre elles, échanger les secrets du jour. Je leur trouve l’air sérieux, presque austère. Bien que de petite taille, elles sont fort bien proportionnées. Elles ont les traits fins, les pommettes hautes et saillantes, les yeux noirs, en amande. Certaines d’entre elles sont vraiment ravissantes. Mais Bérénice regrette qu’elles aient la peau aussi mate. Elle prétend que cela nuit à la noblesse de leurs traits. Je ne partage pas vraiment cette façon de voir. Je leur trouve bien du piquant !
Ce qui m’a le plus étonnée, c’est cette façon qu’elles ont de porter leur cruche sur la tête. Dos cambré, elles traversent la place et regagnent les ruelles sans se préoccuper le moins du monde de leur charge. Leur démarche est sûre et elles ont fière allure. Nous les regardons passer et s’éloigner. Nous nous attardons un moment encore. Les enfants sillonnent la place en tous sens avec leurs cerceaux et les martinets zèbrent le ciel en criaillant. Les hommes jouent aux cartes par petits groupes de quatre. Tout en fumant leurs pipes, ils poussent de temps à autre des exclamations rocailleuses qui me laissent à penser qu'ils s'invectivent.
Soudain les rumeurs du soir s’apaisent. La première hulotte lance son appel plaintif. Une grenouille se racle la gorge, là-bas, sous les lauriers roses, du côté de la fontaine. Sans même nous concerter, nous quittons nos fauteuils et nous prenons la direction du port. Au sortir de l’étroite artère qui traverse la ville, L’Isula Rossa dresse sa carapace escarpée. Tout au bout de l’isthme, le phare de la Pietra balaye la mer de son pinceau lumineux.
Nous regagnons le Sottu mare, le quartier du bord de mer, puis le môle (que les pêcheurs appellent u scaglu) où est amarré notre voilier, attentifs à la nuit et à sa beauté. L’air embaume de l'odeur du cédrat et craque de mille petits bruits. Appuyée au bastingage, je m’absorbe un moment dans une douce rêverie, partagée entre l’immensité de la voûte étoilée et l’étendue infinie de la mer. Une étrange sensation d’exaltation m’étreint, qui m’arrache soudain un sanglot de bonheur. Je rends grâce au ciel du don qu’il me fait de tant de beauté. Demain nous nous rendons à Algajola.
SUITE, LE TOUR DE CORSE À LA VOILE, 13
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