Le
28 février 1533 naît au château de Montaigne, dans le Périgord,
Michel Eyquem, troisième enfant de Pierre Eyquem, seigneur de Montaigne, et de dame Anthony de Louppes.
«
J’ay au demeurant la taille forte et ramassée ; le visage, non pas gras, mais plein ; la complexion entre le jovial et le melancholique, moiennement sanguine et chaude,
Unde rigent setis mihi crura, et pectora villis* ;
la santé forte et allegre, jusques bien avant en mon aage rarement troublée par les maladies. J’estois tel, car je ne me considere pas à cette heure, que je suis engagé dans les avenuës de la vieillesse, ayant pieça franchy les quarante ans :
minutatim vires et robur adultum
Frangit, et in partem pejorem liquitur ætas**.
Ce que je seray doresenavant, ce ne sera plus qu’un demy estre, ce ne sera plus moy. Je m'eschape tous les jours et me desrobe à moy,
Singula de nobis anni prædantur euntes***.
D’adresse et de disposition, je n’en ay point eu ; et si, suis fils d'un pere très dispost et d’une allegresse qui luy dura jusques à son extreme vieillesse. Il ne trouva guere homme de sa condition qui s’egalast à luy en tout exercice de corps : comme je n’en ay trouvé guiere aucun qui ne me surmontat, sauf au courir (en quoy j’estoy des mediocres). De la musique, ny pour la voix, que j’y ay trèsinepte, ny pour les instrumens, on ne m’y a jamais sceu rien apprendre. A la danse, à la paume, à la lutte, je n’y ay peu acquerir qu’une bien fort legere et vulgaire suffisance ; à nager, à escrimer, à voltiger et à sauter, nulle du tout. Les mains, je les ay si gourdes, que je ne sçay pas escrire seulement pour moy : de façon, que ce que j’ay barbouillé, j’ayme mieux le refaire que de me donner la peine de le démesler ; et ne lis guere mieux. Je me sens poiser aux escoutans. Autrement, bon clerc. Je ne sçay pas clorre à droit une lettre, ny ne sçeuz jamais tailler plume, ny trancher à table, qui vaille, ny equipper un cheval de son harnois, ny porter à poinct un oiseau et le lascher, ny parler aux chiens, aux oiseaux, aux chevaux.
Mes conditions corporelles sont en somme très bien accordantes à celles de l’ame. Il n’y a rien d’allegre : il y a seulement une vigueur pleine et ferme. Je dure bien à la peine ; mais j’y dure, si je m’y porte moy-mesme, et autant que mon desir m’y conduit,
Molliter austerum studio fallente laborem****.
Autrement, si je n’y suis alleché par quelque plaisir, et si j’ay autre guide que ma pure et libre volonté, je n'y vaux rien. Car j’en suis là que, sauf la santé et la vie, il n'est chose pourquoy je veuille ronger mes ongles, et que je veuille acheter au prix du tourment d'esprit et de la contrainte,
tanti mihi non sit opaci
Omnis arena Tagi, quodque in mare volvitur aurum***** :
extremement oisif, extremement libre, et par nature et par art. Je presteroy aussi volontiers mon sang que mon soing.
J’ay une ame toute sienne, accoustumée à se conduire à sa mode. N'ayant eu jusques à cett’heure ny commandant ny maistre forcé, j’ay marché aussi avant et le pas qu'il m'a pleu. Cela m'a amolli et rendu inutile au service d’autruy, et ne m’a faict bon qu’à moy. Et pour moy, il n’a esté besoin de forcer ce naturel poisant, paresseux et fay neant. Car m'estant trouvé en tel degré de fortune dès ma naissance, que j’ay eu occasion de m'y arrester, et en tel degré de sens que j’ay senti en avoir occasion, je n’ay rien cerché et n’y aussi rien pris :
Non agimur tumidis ventis Aquilone secundo ;
Non tamen adversis ætatem ducimus austris :
Viribus, ingenio, specie, virtute, loco, re,
Extremi primorum, extremis usque priores. ******
Je n’ay eu besoin que de la suffisance de me contenter, qui est pour tant un reglement d’ame, à le bien prendre, esgalement difficile en toute sorte de condition, et que par usage nous voyons se trouver plus facilement encores en la necessité qu’en l’abondance ; d’autant à l'advanture que, selon le cours de nos autres passions, la faim des richesses est plus aiguisée par leur usage que par leur disette, et la vertu de la moderation, plus rare que celle de la patience. Et n’ay eu besoin que de jouir doucement des biens que Dieu par sa liberalité m’avoit mis entre mains. Je n’ay gousté aucune sorte de travail ennuyeux. Je n'ay eu guere en maniement que mes affaires ; ou, si j’en ay eu, ce a esté en condition de les manier à mon heure et à ma façon, commis par gens, qui s’en fioient à moy et qui ne me pressoient pas et me cognoissoient. Car encores tirent les experts quelque service d'un cheval restif et poussif.
Mon enfance mesme a esté conduite d’une façon molle et libre, et exempte de subjection rigoureuse. Tout cela m’a formé une complexion delicate et incapable de sollicitude. Jusques là que j’ayme qu’on me cache mes pertes et les desordres qui me touchent : au chapitre de mes mises, je loge ce que ma nonchalance me couste à nourrir et entretenir,
hæc nempe supersunt,
Quæ dominum fallant, quæ prosint furibus.******* »
NOTES
*« D’où le poil qui revêt mes jambes et mon sein. »
Martial, Épigrammes, II, XXXVI, 5.
** « Peu à peu la vigueur de la maturité
Diminue ; on vieillit et le déclin arrive.
Lucrèce, II, 1131-1132.
*** « Les ans viennent, pillant un par un tous nos dons. »
Horace, Épîtres, II, II, 55.
****« Le mol plaisir trompant un austère labeur. »
Horace, Satires, II, II, 12
***** « Prix dont je ne paierais pas tout l’or que vers la mer
Roulent les flots sableux du Tage plein d’ombrages.
Juvénal, III, 54-55.
****** « Le bon vent d’Aquilon ne gonfle pas mes voiles
Mais le méchant Auster ne trouble pas ma course.
En force, esprit, beauté, vertu, naissance et bien,
Je vais, dernier des grands et premier des petits. »
Horace, Épîtres, II, II, 201-205.
******* « C’est là ce superflu qui glisse aux mains du maître
Et profite aux voleurs. »
Horace, Épîtres, I , VI,
Montaigne, Essais, Livre II, Chapitre XVII, Œuvres complètes, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, pp. 624-627/1590-1591.