« A lume spento »
Dante Alighieri, La Divina Commedia, Purgatorio, Canto III.

Ph., G.AdC
A LUME SPENTO
La canine s’est décochée du linteau supérieur de la mâchoire. Rien ne laissait prévoir qu’elle se détacherait ainsi, du jour au lendemain. Elle semblait, ces jours-ci encore, parfaitement ancrée, plantée en vis-à-vis de sa compagne. Solidement. Elle a pourtant sauté, déchirant l’haleine embuée de sa bouche, vrillant sa flèche le long des parois du palais. Elle a bondi, pareille à une bille sur l’asphalte. D’un roulement de gosier, il l’a avalée. Pointe acérée, coupante comme verre effilé, elle a transpercé l’œsophage. Vaisseaux capillaires, veines et artères en sang. Elle a glissé d’une traite jusqu’aux intestins, sans se préoccuper des méandres nauséabonds et encombrés qui auraient pu faire obstacle à sa descente. Pendant des jours et des jours, elle a vécu repliée dans un emmêlement de branches et de lianes. Tapie dans l’ombre glauque des racines, elle surveille le passage d’autres individus insanes. Le boyau dans lequel elle s’était assoupie s’est soudain élargi cloaca maxima du chat, fleuve replié sur mille coudées. Elle rampe et ressurgit dans le couloir encombré de l’immense bassin où elle vient de se couler. Elle nage sous l’eau, ventre tourné vers le fond invisible. Elle tente d’écarter les branchages qui gênent sa progression vers l’ultime rebord. Elle a encore le temps. Une longueur supplémentaire, c’est encore possible. Les couloirs s’enchainent aux couloirs. Elle se met en apnée et glisse sous les racines. Avec, accolée à l’émail de sa chair, la sensation précise de neige et de soleil. Désert de sable sur une longueur, étendue de neige sur la longueur opposée. Soleil et neige. Elle émerge de l’eau. Un bref instant. Tout brille. Elle sent l’éclat givré sur sa joue gauche, la brûlure de l’air desséché sur la joue droite. Elle se coule sous l’eau vertigineuse. Le couloir devient opaque. La lumière s’obscurcit. Bientôt elle se laisse gagner a lume spento par les abysses durs, bercée par les flots immobiles aciers coupants qui lui caressent le dos. Elle sème tout au long de sa route les chaussures innombrables qu’elle tient arrimées à son bord. Elle se déleste de ses longues bottes noires. Mocassins vernis, babouches argentées, escarpins lanières dorées, toute la maréchaussée s’envole, emportée par les souffles d’un vent incolore, happée par des rafales bouffées puissantes, aspirée par les courants d’air bruissant. Et lorsqu’enfin la bâche est vide, allégée du poids des chausses, du mélimélo de cuir et de couleurs, elle ferme les yeux. Elle pensait que tout était fini. Mais Alix est là, qui vient à sa rencontre. C’est souvent qu’elle croise son ombre au seuil du rêve. Elle passe sa main de pianiste dans sa tonsure récente, ébauche un pas de deux en faisant valser autour de son corps fluide ses vastes jupes, ses breloques. Elle rit de son rire clair, s’éloigne d’un mouvement chaloupé, longue silhouette fine qui tisse ses chinoiseries avec celles des branchages. Elles font ensemble un brin de route et de causette avant de rejoindre chacune leur couloir.
C’était la vie. C’était le printemps des jours et elle l’a laissé glisser derrière elle. Alix a disparu. Emportée par son avenir. D’autres moins fantasques ont pris sa place mais Alix n’a jamais été remplacée. Superpositions de vies qui brouillent leurs pistes dans la mémoire. Pourtant, un jour, la vie a basculé. Sans crier gare. Peu de temps avant Noël. La mort a balayé la vie. La mort violente. À la une des journaux. Assassiné. Son père. Le père d’Alix. Règlement de comptes. Corps meurtri, baignant dans la morve et le sang, abandonné à la noirceur ordinaire d’un terrain vague familier. Tête éclatée. Mangée par la boue de la nuit. Scandale au petit matin. Désarroi. Hébétude. Effondrement. Rumeurs dans la ville. Orgue muselé. Cathédrale engloutie. Puis le silence. Le grand silence de l’opprobre. La grisaille à nouveau. La grande maison d’Alix, barricadée sur son mystère. Muette. Volets clos. Alix ? Qu’est devenue Alix ? Étouffée dans sa voix gorgée de sanglots.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
il fallait emmener Alix chez le dentiste ou le médecin.
clem
Rédigé par : clem | 17 février 2007 à 09:58
Mais ma chère clem, Alix, c'est la vie, Awa (Eve, l'eau], la dent [l'Adam ?], c'est la mort. Entre les deux, le Purgatoire.
Rédigé par : Angèle | 17 février 2007 à 11:23
Chère Angèle,
N'aviez-vous pas en mémoire la dent... de Solal ?
Votre dévoué sudiste
Rédigé par : Jean François Agostini | 18 février 2007 à 14:31
Un des intérêts des moteurs de recherche est de pouvoir établir des relevés d'occurrence. Il en ressort que "dents" est bien un des "topoi" des écrits d'Angèle. Prenez par exemple Chair siamoise de ton corps. Déjà, Jean-François, vous vous posiez cette même question et esquissiez, au sein même de votre question, une réponse. Mais, sans "prendre le mor(t)s aux dents" et, donc, aller chercher son petit bréviaire de la psychocritique, pourquoi ne pourrait-on pas uniquement cerner le champ poétique et songer par exemple à Marie-Claire Bancquart et à Avec la mort quartier d’orange entre les dents ou (mieux ?) à Ezra Pound (A lume spento) ?
Rédigé par : Yves | 18 février 2007 à 16:15
Cher Yves,
Je ne trempe pas mes madeleines dans l’eau saumâtre de Pound et connais peu MC Bancquart (le titre du recueil que vous citez me donne toutefois envie d’aller faire un tour du coté de chez elle), aussi m’est-il naturel de faire allusion à la plus célèbre (?) dent de la littérature française lorsqu’il s’agit d’ouvrir la bouche (rassurez–vous sans la moindre intention de mordre). Oui, le texte d’Angèle est poétique, une poésie onirique, mais qui se place dans le même champ que nombre de chapitres de Belle du Seigneur. Il s’agissait donc pour moi d’un compliment.
Puisque nous sommes en pleine orthodontie je vous livre quelques vers de Serge Pey extraits de Poésie publique/Poésie clandestine, le Castor Astral éd. :
( …)
Electricien maintenant
des guerres froides
Sans domicile fixe
ma guerre a toujours commencé
Vous ne pouvez voir mes grenades
Je les range depuis que je suis né
sous un bras
et une dent
Il va sans dire
que si je lève un bras
ou que je me casse une dent
Elles éclateront
entre moi et les autres
Car il va sans dire
aussi
que je les ai armées
dès que je suis né
Le jour de notre rencontre approche, je m’en réjouis.
Amicalement
JF
Rédigé par : Jean François Agostini | 19 février 2007 à 20:11
Allons, messieurs, vous n'allez pas vous mordre pour une histoire de canine ! Pour mettre tout le monde d'accord, il y avait sûrement dans mes décoctions de sorcière, trois gouttes saumâtres de Pound, deux de Solal et de sa Belle, une un peu acidulée de Bancquart et 15 très grinçantes de moi! Quel ego, allez-vous dire? eh, non, mes amis, c'est tout simplement que les dents, chez moi, c'est un thème récurrent. Une obsession, nocturne, surtout. Qui a vraiment la dent dure ! Je n'ai pas réussi à lui faire la peau!
Rédigé par : Angèle Paoli | 20 février 2007 à 00:39
Chère Angèle,
Je veille scrupuleusement au bon état de mes dents de sagesse, ceci afin de continuer à baigner ma poésie dans une sorte de cocon processionnaire que certains qualifieraient de brouillard horizontal et que moi-même nomme mol air existentiel. J’évite ainsi les élégies lactées et les assonances incisives, ce qui sans doute me permet, par nuit de pleine lune, d’offrir une mâchoire parfaitement canine aux loups qui hantent vos nuits.
Votre toujours très fidèle lecteur et dévoué sudiste
Rédigé par : agostini | 20 février 2007 à 16:12
=> Cher Jean-François
« Et si nous regardions la vie par les interstices de la mort ? » (Jules Supervielle, Prose et proses [Rythmes célestes])
Amicizia,
Y
Rédigé par : Yves | 20 février 2007 à 17:41
« Gardons nous de dire que la mort serait opposée à la vie.
La vie n’est qu’une variété de la mort,
une variété fort rare »
Friedrich Nietzsche,
Aphorisme 109, Mise en garde, Le Gai savoir
Je crois, cher Yves, que ce bon Jules s’est mépris, ainsi : « Et si nous regardions la mort par l’interstice de la vie ? », cela réduirait l’angle d’approche à sa juste mesure, la T/erre ur.
Rédigé par : Jean François AGOSTINI | 20 février 2007 à 18:12
Toujours trompeur en effet de réduire la pensée d'un auteur à une accroche. Par respect (un peu plus scrupuleux) pour Supervielle, je vous donne un court extrait d'un des paragraphes qui prolongent le sens du titre :
"Je crois aux anges musiciens mais je les vois jouer d'un archet muet sur un violon de silence. La plus belle musique — disons Bach — tend elle-même au silence. Jamais elle ne le ride, ne le trouble. Elle se contente de nous en donner des variantes qui s'inscrivent à jamais dans la mémoire.
Tout ce qu'il y a de grand au monde est rythmé par le silence : la naissance de l'amour, la descente de la grâce, la montée de la sève, la lumière de l'aube filtrant par les volets clos dans la demeure des hommes. Et que dire d'une page de Lucrèce, de Dante ou de d'Aubigné, du mutisme bien ordonné de la mise en page et des caractères d'imprimerie. Tout cela ne fait pas plus de bruit que la gravitation des galaxies ni que le double mouvement de la Terre autour de son axe et autour du Soleil... Le silence, c'est l'accueil, l'acceptation, le rythme parfaitement intégré."
Nous ne sommes pas loin du "A lume spento" : "tout cierge éteint" des funérailles de Manfred. Tel qu'ordonné par le pape Clément.
Rédigé par : Yves | 20 février 2007 à 18:26