![]() Ph. D.R. 27.2.34. 1 heure du matin
J’avais oublié mon mariage depuis longtemps, et le visage de mon maître pesant, et les larmes qu’il fit couler, et le divorce * et ses détresses et ses injures, et mon apprentissage de l’inimitié, et les papiers d’huissier : « La dame Pozzi »… J’avais même pardonné. Cette grotesque pièce de théâtre, Les temps difficiles**, a tout réveillé : j’y ai entendu aux premières répliques la haine toute fraîche contre les miens, « les Lyonnais », car Maman est de Lyon. Que de fois ce bourgeois du centre m’a jeté Lyon à la figure ! Mais je n’ai su de Lyon qu’un inoubliable jardin où les fruits énormes étaient au-dessus de ma tête d’enfant dans l’ombre, qu’un étang au tournant d’une route, cerné d’arbres, que de tendres voix, qu’une grande fortune donnée aux pauvres, qu’un ordre exquis comblé de silence, que des familles qui s’aimaient et s’étayaient, maison à maison, mais que je ne voyais pas. J’étais à Paris, Lyon était l’origine, et je commençais seulement de marcher et de parler, quand on me l’a fait traverser, la route et le verger. Lyon, c’est ma grand-mère élevée au couvent de St-Charles, où l’on apprenait tout, si bien qu’à soixante-quinze ans, elle nous éblouissait de connaissances : c’était la sagesse de Maman, un soin fastueux et simple à la fois. Lyon, la jeunesse de ma bien-aimée quand je n’étais pas née… Lyon de la Renaissance aussi, toute italienne, et Lyon de Louise Labé***. Hélas ! L’époux qui ne voulait jamais partager les dettes du ménage et qui gueulait tous les mois pour vomir sa petite part d’argent, lui le riche - deux fois riche comme « les Lyonnais » et sans travailler -, l’époux m’avait pendant douze ans assommée parce que ma famille n’était pas de sa race à lui**** ! Quelle horreur, le mariage, ce mélange d’âmes… Ces Lyonnais dont je n’ai senti que du bien, ces mystiques vivant à demi dans l’Église, ils étaient riches parce qu’ils détestaient le gâchage comme je le fais, et qu’ils étaient modestes comme je ne suis pas, ni Bourdet… Les voici au théâtre, ces Lyonnais ! Et de quel accent ! Alors, la faute et le péché que je n’avais pas commis, je les ai faits. Claude*****, ayant pris parti pour la race de son père, je m’en suis moquée, je l’ai montrée pour ce que je la croyais, j’ai comparé assez violemment ce que ce père faisait pour ce fils qui l’admirait - admirer Bourdet ! -, à ce que je fus et fais ; et puis, comme j’avais un jour fermé mon cœur à André ****** - je choisis André dans mon passé parce qu’il fut en moi aussi pur que Claude -, j’ai repoussé Claude, et fermé mes clefs. Claude est reparti hier assez triste après sa permission, encore que je lui sois peu de choses, rien ne lui étant guère. Catherine Pozzi, Journal 1913-1934, Éditions Claire Paulhan, Phébus Libretto, 2005, pp. 683-684. _____________________________________________ NOTES * En janvier 1909, Catherine Pozzi avait épousé Édouard Bourdet. Avant même la fin de la guerre, elle lui annonce qu'elle ne veut plus reprendre la vie commune. Une procédure de divorce est alors engagée, à sa demande. En 1921, Édouard Bourdet épouse la fille du professeur Maurice Rémon, Denise Rémon, comtesse de Saint-Léger par son premier mariage, et une très fidèle amie de Paul Morand. ** Les Temps difficiles, pièce en quatre actes d’Édouard Bourdet, fut créée le 30 janvier 1934 au théâtre de La Michodière, dans une mise en scène d’Édouard Bourdet lui-même. Cette pièce de boulevard a été reprise au Vieux-Colombier en novembre 2006. Voir à ce propos le commentaire de Pierre Assouline (qui, ignorant probablement le contexte de création de cette pièce, n'a pas perçu que la pièce Les Temps difficiles était bel et bien un règlement de comptes entre époux : le fils d'aristocrate Bourdet, descendant d'un amiral gouverneur de Marseille, méprisant du haut de sa morgue la fille de bourgeois lyonnais). *** Voir aussi Nyx. **** Édouard Bourdet est un des descendants d'une grande famille nobiliaire originaire du Cotentin : les Le Pelley. ***** Claude Bourdet (né en octobre 1909), fils de Catherine Pozzi et Édouard Bourdet. Claude Bourdet (1909-1996) est le co-fondateur du quotidien Combat, et de L'Observateur, qui deviendra France Observateur en 1954, puis, en 1964, après son départ, Le Nouvel Observateur. ****** André Bourdet, le frère éconduit d'Édouard Bourdet : - « C'est un garçon que je hais presque par moments, mais qu'en des soirs énervés, j'excite et frôle encore en me méprisant avec délices... » - « C'est très amusant - peut-être un peu méchant aussi - de voir André me regarder de ces yeux-là, et de l'encourager un peu - oh, si peu ! Je sais bien que ça ne durera pas, mais si je voulais, cela serait bientôt un flirt, pas bien compromettant : avec un garçon de 15 ans ! Mais cela m'amuse, rien de plus... Et si André ne valsait pas si bien, je l'aurais déjà planté là. » (Catherine Pozzi) (=>sur ce sujet, voir Fabienne Casta-Rosaz, Histoire du flirt. Les jeux de l'innocence et de la perversité, Grasset, 2000). |
CATHERINE POZZI ![]() Image, G.AdC ■ Catherine Pozzi sur Terres de femmes ▼ → 22 novembre 1913 | Journal de Catherine Pozzi → 1er mai 1920 | Journal de Catherine Pozzi → À la déesse qui m’a donné une pomme que je ne méritais pas → Nyx → Scopolamine |
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Chère Angèle,
Cette autre page de Catherine Pozzi me fait irrésistiblement penser à cette phrase de Rimbaud :
"Je vois des femmes, avec les signes du bonheur, dont, moi, j'aurai pu faire de bonnes camarades dévorées tout d'abord par des brutes sensibles comme des bûchers"...
On connaît mal, par contre, sa correspondance avec Paul Valery :
La Flamme et la cendre, Correspondance
de Catherine Pozzi et Paul Valéry (Gallimard, novembre 2006).
Sur www.evene.fr , on peut lire cette présentation succincte :
"Détruite ? Perdue ? Séquestrée dans les profondeurs des bibliothèques publiques ? Pendant trois quarts de siècle, toutes les rumeurs, chacune traînant sa part de vérité, ont couru sur le destin de cette correspondance, réputée sulfureuse. On en parlait peu dans le monde, encore moins, forcément, dans la presse. Dans les publications où il était impossible d'esquiver le sujet, on s'ingéniait le plus souvent à occulter le nom des correspondants. Mais les temps ont changé, les moeurs aussi, et la voici enfin, exhibée au grand jour, cette étonnante correspondance, ou du moins ce qu'il en reste : un grand pan d'une histoire d'épanouissement amoureux et de crise affective et intellectuelle - sans doute l'essentiel."
Amitié
Nadine
Rédigé par : Nadine Manzagol | 28 février 2007 à 06:10
En effet, Nadine, "détruite" semble-t-il plutôt que perdue. Dans le N° 935 (1er au 15 décembre 2006) de La Quinzaine Littéraire, Marie Etienne cite ces mots tirés du testament de 1929 de Catherine Pozzi:
"Je veux et entends que les lettres et papiers de la main de Mr. Paul Valéry soient détruites par mon exécuteur testamentaire devant témoin, et qu'un procès verbal de cette exécution soit dressé... L'on avisera Mr. Paul Valéry de la destruction de ces lettres afin qu'il retrouve une certaine paix; je ne les ai pas condamnés par colère ni aucun sentiment qui puisse blesser... seulement elles représentaient des valeurs spirituelles qui... n'étaient que la simulation de l'esprit".
Le notaire s'exécute et "brûle donc 956 lettres, dessins et photographies de Paul Valéry et 380 lettres de Catherine Pozzi".
L'établissement de la correspondance La Flamme et la cendre a nécessité de la part de l'éditeur Joseph Lawrence, un "véritable travail d'archéologie littéraire" qui s'est fait à partir du Journal de Catherine Pozzi.
Rédigé par : Angèle Paoli | 28 février 2007 à 11:28
Bel hommage touchant... Lyon, "les lyonnais", c'est tant d'autres choses encore... Je ne connaissais pas ces origines à Catherine Pozzi dont les mots, toujours, me vont droit au coeur. Merci pour ceci aujourd'hui.
Amitiés,
Rédigé par : Pascale | 28 février 2007 à 12:46
Cette note sur le Journal de Catherine Pozzi est passionnante. Je l'ai lue, tout en ayant en tête l'arrière-plan historique. Notamment les manifestations antiparlementaires des ligues d'extrême-droite du 6 février 1934, et les retombées de l'affaire Stavisky (le corps d'Albert Prince, conseiller à la cour d'appel de Paris, retrouvé sur la voix ferrée le 21 février). Sans oublier le discours secret de Hitler devant les officiers supérieurs de l'armée le 28 février. Ce même mois était mort Louis Forton, le créateur des Aventures des Pieds nickelés. Avec Les Temps difficiles, nous sommes bien dans la modernité, comme le dit Assouline. Espérons toutefois que nous ne soyons pas dans une "folle" actualité.
Rédigé par : Yves | 28 février 2007 à 16:14