En janvier 1925, Jean Giono entreprend d’écrire « la véritable histoire de l’artificieux Odysseus ». À l'occasion d'un échange épistolaire qui durera huit ans (1922-1930), Giono confie les avancées de son roman
Naissance de l’Odyssée à son ami Lucien Jacques dont il retient aussi les conseils. Une correspondance qui permet de reconstituer avec précision la démarche créatrice de Giono.
Naissance de l'Odyssée est le quatrième récit publié par Giono, mais c'est le premier à avoir été achevé (janvier 1927). Deux ans auparavant, Giono avait eu le loisir de s'entretenir avec Henri Fluchère de l'
Ulysse de Joyce (publié en février 1922), dont ils avaient épluché ensemble le texte anglais. Par la suite auront lieu plusieurs rencontres joyciennes avec
Adrienne Monnier et
Sylvia Beach, dans leurs librairies respectives de la rue de l'Odéon. Il est fort probable que Giono s’intéressait déjà à « l’expérience linguistique » et à « l’imbrication de la légende homérique dans le minable quotidien » (
Le Magazine littéraire n° 162, juin 1980).
Image, G.AdC
Lettre du 24 février 1925 à Lucien Jacques
« J’ai aussi repris avec une heureuse veine le vieil Ulysse. De l’avis de Zizi* c’est plus savant et plus normal. J’ai dû, à la première partie que vous connaissez en entier, faire subir de très sérieuses transformations ; dans un décor, dans le caractère d’Ulysse et de Ménélas, dans la maîtresse d’Ulysse qui s’appelle maintenant Anaïs (oh) et dans le style, cela va sans dire. J’ai introduit en outre dans la conversation : Télémaque. Ménélas aura appris par lui ce qui se passe à Ithaque. La façon dont Ulysse trouve celle qui sera son crampon à Cythère a été – à mon avis – heureusement transformée et permet une courte allusion à la légende de Circé et de l’équipage changé en cochon. Le centre de la première partie est tenu par un dîner campagnard entre Ménélas, Anaïs et Ulysse. Pour la fin elle-même de cette première partie, je prévois autre chose que ce que vous avez lu. La deuxième partie sera changée, dans ce que vous en connaissez tout au moins. Pour la troisième partie, l’ossature centrale est faite ; Ulysse déguisé en mendiant viendra au manoir et tâchera d’apprendre de Pénélope si elle a oui ou non couché avec Antinoüs. Pénélope qui a été prévenue par Eumée se défend et enfin invite le mendiant à un banquet qui réunit les Prétendants et quelques habitants d’Ithaque. Durant le repas Ulysse boira pas mal de vin au point d’avoir un peu plus d’assurance et sur un toast d’Antinoüs, il se dévoile et le provoque. L’assemblée se partage en deux camps. Les jeunes avec Antinoüs, les vieux avec Ulysse. Pénélope (le vieil instinct de la femelle) attend le combat, soumise d’avance au plus fort. On dévêt et on huile Ulysse – il regrette déjà sa jactance. On dévête et on huile Antinoüs et cependant des lambeaux de complaintes exaltant les hauts faits d’Ulysse chantent dans sa mémoire. La peur le prend et au moment du combat il s’enfuit. Pénélope tombe dans les bras d’Ulysse. Le récit de cette pseudo-bataille colporté de bouche en bouche devient bientôt ce massacre que nous connaissons. Pour la fin véritable je prévois quelque chose qui n’est pas encore au point. Il me semble que ça ira. D’ailleurs vous** me direz ce que vous en pensez. Je vous enverrai le brouillon de la première partie quand ce sera fini. »
*Mme Élise Giono
**Lucien Jacques
Jean Giono, Naissance de l’Odyssée, Notice, Œuvres romanesques complètes, I, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, Éditions Gallimard, 1971, page 822.
Ph., G.AdC
EXTRAIT
« Ulysse mangeait lentement ses olives.
À toute heure du jour, pareil à une femme devant l’écheveau inextricable du chanvre, il concertait son retour. Le matin, son esprit élastique bondissait comme une balle dans la main du destin : sitôt abattu, il remontait dans l’air fleuri.
« J’étais fou de prendre Ménélas au sérieux ! A-t-il jamais dit paroles sensées ? Je vais trouver ma Pénélope seule et bravette… »
Mais, le soir venu, raidi par la fatigue, il était sous les coups du sort comme le tambour d’airain des veilleurs qui frémit tout entier, et la crainte grondait en lui.
Alors il souffrait comme un homme qu’un dieu écrase : quand il avait pesé pour et contre, d’un côté ce faible Ulysse courageux pour les seuls exploits de la langue, de l’autre, Antinoüs, que sa peur même armait de bras immenses, il était sur le point d’abandonner la quête pensant : « Ma Pénélope est perdue pour moi » ; or, sur l’instant il avait encore plus envie d’elle, il la voyait belle comme elle était à son départ, debout sur l’estacade, et aussitôt il se remettait à trier les piperies de l’espérance.
Il se souvenait de ce départ :
Du manoir au port, ils avaient pris par les venelles allongeuses, lui couvert de fer brinquebalant, insolite au milieu des paisibles ombres sylvestres et des prés avec ses flèches et ses couteaux ; elle, douce, flexible, fleurie de châles et de l’enfant gras et rose comme une grosse rose charnue née de leur amour ! Elle l’aimait pourtant, alors !
Au détour de chaque haie, avant d’entrer dans le soleil, elle appelait : Ulysse ! puis tendait ses lèvres.
Vingt ans ! Qui connaît le travail des dieux pendant si longue absence !
La flamme avait aplani peu à peu la bosse du foyer : ce n’était plus que braises blanches sur lesquelles ballait un feu follet bleu. Ulysse s’enivrait de cette blancheur : des frondaisons d’amandiers fleuris couraient devant ses yeux comme s’il passait au galop de son char dans les vergers de sa terre ; une grosse cèpe* d’olivier s’ouvrit comme une grenade mûre, s’effrita dans le brasier soupirant et ses débris étaient pareils à des roses. Il eut soudain devant les yeux les lourds rosiers creux où l’on abritait durant les nuits de pluie les dieux de la maison en bois de figuier. Enfin, suscitée par les menus souvenirs, Ithaque hérissée apparut tout entière dans l’air épais qui tremblait au-dessus du feu.
Ce n’était qu’un mirage, mais il avait les couleurs de la réalité. »
*Souche
Jean Giono, Naissance de l’Odyssée id., pp. 21-22.
Je cherchais quelques explications sur ce livre... Merci pour les informations ! Moi qui ne suis pas fan de Giono, je trouve que mettre un extrait est une bonne idée : je vais lire ce livre ! Peut-être devriez-vous donner votre avis...
Rédigé par : S.P | 05 juin 2007 à 17:20