Le
13 février 1991 s’ouvre à l’Orangerie de l’
Hôtel de Sully, dans le Marais, à Paris, une exposition de photographies de
Paul Nadar (1856-1939), fils de Ernestine et de Félix Tournachon, dit
Nadar. Exposition consacrée au
Monde de Proust. Parmi les nombreuses photographies de Paul Nadar figure celle du « premier amour » de Marcel Proust :
Marie de Benardaky, photographie prise le 30 novembre 1893.
Marie de Benardaky
à l'âge de dix-neuf ans,
d'après une photo (30 novembre 1893)
de Paul Nadar (1856-1939)
reproduite dans Le Monde de Proust
vu par Paul Nadar,
Éditions du patrimoine, 1999
(éd. revue et augmentée
du catalogue de 1991), p. 61.
Ph. D.R.
MARIE DE BENARDAKY
Née le 24 juillet 1874 au palais de Pavlovsk, Marie de Benardaky (Maria de Barnardakya, morte à Paris le 28 août 1949) est la fille de Marie de Leibrock (morte en 1913) et de Nicolas de Benardaky* - ancien maître de cérémonies de la cour de Russie.
Dans sa correspondance et dans ses romans, Marcel Proust évoque à plusieurs reprises sa passion juvénile pour Marie de Benardaky (« l’ivresse et le désespoir de [son] enfance »**), rencontrée dans le jardin des Champs-Élysées***, où la jeune fille, « d’origine étrangère » et « fort du grand monde » venait tous les jours, accompagnée de sa sœur Nelly (Hélène, née le 29 juillet 1875 à Saint-Germain-en-Laye) et de leur gouvernante. Elle retrouvait là les enfants des riches familles bourgeoises du VIIIe arrondissement. Il y avait aussi Marcel, qui venait y « converser avec d’autres enfants ».
Dans une lettre du 15 juillet 1887, adressée à Antoinette Faure - fille de Félix Faure - qui faisait partie, avec sa sœur Lucie, du groupe d’enfants que fréquentait alors Marcel, Proust âgé de seize ans évoque la rencontre d’une jeune fille « très jolie et de plus en plus exubérante ».
Plus tard, en 1912, dans les Chroniques**** du Figaro, Proust écrit :
« Quand j’avais douze ans [1883], je jouais aux Champs-Élysées avec une fillette que j’aimais, que je n’ai jamais revue, qui s’est mariée, qui est aujourd’hui mère de famille et dont j’ai lu le nom l’autre jour parmi les abonnés du Figaro ».
Marie de Benardaky, la délicieuse fillette qui partageait jadis avec lui « le plaisir si doux d’une partie de barres »*****, avait épousé en septembre 1898, à Saint-Petersbourg, le prince Michael Radziwill (1870-1955), dont elle a eu deux enfants : Antoni (1899-1920) et Leontyna (1904-1995), et dont elle se séparera en 1915 (annulation du mariage par le Vatican le 27 juillet 1915).
Déjà présente dans Jean Santeuil sous les traits de Marie Kossichef, « une jeune fille russe avec de grands cheveux noirs, des yeux clairs et moqueurs, des joues roses, et qui brillait de cette santé, de cette vie, de cette joie qui manquaient tant à Jean », Marie a été le grand amour inaccessible qui inspirera plus tard à Proust la Gilberte de Du côté de chez Swann ou de À l’ombre des jeunes filles en fleurs. La Gilberte Swann de À la Recherche du temps perdu.
« Tout à coup, je m’arrêtai, je ne pus plus bouger, comme il arrive quand une vision ne s’adresse pas seulement à nos regards, mais requiert des perceptions plus profondes et dispose de notre être tout entier. Une fillette d’un blond roux, qui avait l’air de rentrer de promenade et tenait à la main une bêche de jardinage, nous regardait, levant son visage semé de taches roses. Ses yeux noirs brillaient et, comme je ne savais pas alors, ni ne l’ai appris depuis, réduire en ses éléments objectifs une impression forte, comme je n’avais pas, ainsi qu’on dit, assez « d’esprit d’observation » pour dégager la notion de leur couleur, pendant longtemps, chaque fois que je repensai à elle, le souvenir de leur éclat se présentait aussitôt à moi comme celui d’un vif azur, puisqu’elle était blonde : de sorte que, peut-être si elle n’avait pas eu les yeux aussi noirs – ce qui frappait tant la première fois qu’on la voyait – je n’aurais pas été, comme je le fus, plus particulièrement amoureux, en elle, de ses yeux bleus.
Je la regardais, d’abord de ce regard qui n’est pas que le porte-parole des yeux, mais à la fenêtre duquel se penchent tous les sens, anxieux et pétrifiés, le regard qui voudrait toucher, capturer, emmener le corps qu’il regarde et l’âme avec lui ; puis , tant j’avais peur que d’une seconde à l’autre mon grand-père et mon père, apercevant cette jeune fille, me fissent éloigner en me disant de courir un peu devant eux, d’un second regard, inconsciemment supplicateur, qui tâchait de la forcer à faire attention à moi, à me connaître ! Elle jeta en avant et de côté ses pupilles pour prendre connaissance de mon grand-père et de mon père, et sans doute l’idée qu’elle en rapporta fut celle que nous étions ridicules, car elle se détourna, et d’un air indifférent et dédaigneux, se plaça de côté pour épargner à son visage d’être dans leur champ visuel ; et tandis que, continuant à marcher et ne l’ayant pas aperçue, ils m’avaient dépassé, elle laissa ses regards filer de toute leur longueur dans ma direction, sans expression particulière, sans avoir l’air de me voir, mais avec une fixité et un sourire dissimulé que je ne pouvais interpréter d’après les notions que l’on m’avait données sur la bonne éducation que comme une preuve d’outrageant mépris ; et sa main esquissait en même temps un geste indécent, auquel, quand il était adressé en public à une personne qu’on ne connaissait pas, le petit dictionnaire de civilité que je portais en moi ne donnait qu’un seul sens, celui d’une intention insolente […]
Je l’aimais, je regrettais de ne pas voir eu le temps et l’inspiration de l’offenser, de lui faire mal, et de la forcer à se souvenir de moi. Je la trouvais si belle que j’aurais voulu revenir sur mes pas, pour lui crier en haussant les épaules : « Comme je vous trouve laide, grotesque, comme vous me répugnez ! » Cependant je m’éloignais, emportant pour toujours, comme premier type d’un bonheur inaccessible aux enfants de mon espèce de par les lois naturelles impossibles à transgresser, l’image d’une petite fille rousse, à la peau semée de taches roses, qui tenait une bêche et qui riait en laissant filer sur moi de longs regards sournois et inexpressifs. Et déjà le charme dont son nom avait encensé cette place sous les épines roses où il avait été entendu ensemble par elle et par moi, allait gagner, enduire, embaumer tout ce qui l’approchait, ses grands-parents que les miens avaient eu l’ineffable bonheur de connaître, la sublime profession d’agent de change, le douloureux quartier des Champs-Élysées qu’elle habitait à Paris. »
Marcel Proust, Du côté de chez Swann, in A la recherche du temps perdu, I, Éditions Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1954, pp. 140 à 143.
« Nous revenions aux Champs-Élysées ****** ; je languissais de douleur entre les chevaux de bois immobiles et la pelouse blanche, prise dans le réseau noir des allées dont on avait enlevé la neige et sur laquelle la statue avait à la main un jet de glace ajouté, qui semblait l’explication de son geste. La vieille dame elle-même ayant plié ses Débats, demanda l’heure à une bonne d’enfants qui passait et qu’elle remercia en lui disant : « Comme vous êtes aimable ! » puis, priant le cantonnier de dire à ses petits-enfants de revenir, qu’elle avait froid, ajouta : « Vous serez mille fois bon. Vous savez que je suis confuse ! » Tout à coup l’air se déchira : entre le guignol et le cirque, à l’horizon embelli, sur le ciel entr’ouvert, je venais d’apercevoir, comme un signe fabuleux, le plumet bleu de Mademoiselle. »
Marcel Proust, Du côté de chez Swann, in A la recherche du temps perdu, I, Éditions Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1954, p. 398.
* C’est dans la demeure parisienne (rue de Chaillot) de Nicolas de Benardaky que fut créé le 28 février 1888 l’Andante cantabile, op. 11, de Tchaïkovsky.
** Lettre de Marcel Proust (1918) à la princesse Soutzo (1879-1975, née Hélène Chrissovelo). La princesse Soutzo tint salon pendant la guerre à l'hôtel Ritz, salon que fréquentèrent assidûment Marcel Proust et Paul Morand, que la princesse épousera en deuxièmes noces en 1927 (Correspondance, 21 vol., éd. de Philip Kolb, Plon, 1970-1993, tome XVII, page 175).
*** Par arrêté municipal du 11 août 1969, l’allée qui commence place de la Concorde et prend fin avenue de Marigny a été nommée « allée Marcel-Proust ». Cette allée est reconnaissable par son très beau ginkgo.
**** Chroniques, Gallimard, 1927, p. 100.
***** « […] un jour que, par politesse, il […] faisait mine de rejoindre sa sœur, Nelly, qui avait bon caractère, […] lui dit : "Oh ! non, vous êtes pour le camp de Marie : cela vous fait trop de plaisir". » (George D. Painter, Marcel Proust, tome I, Paris, Mercure de France, 1966, p. 84).
****** Dans la dédicace (rédigée peu avant le 20 avril 1918) adressée à Jacques de Lacretelle, Proust précise que, pour l'arrivée de Gilberte aux Champs-Élysées par la neige, il a songé « […] à une personne qui a été le grand amour de ma vie sans qu’elle l’ait jamais su (ou l’autre grand amour de ma vie, car il y en a eu au moins deux), Mlle Benardaky aujourd’hui […] princesse Radziwill ». Cf. Correspondance, id., tome XVII, page 189.
J'aime bien lire Proust. Je n'ai découvert cet auteur que l'an passé et je ne me lasse pas de le lire.
clem
Rédigé par : clem | 13 février 2007 à 19:45
Eh, oui, Clem, tôt ou tard le lecteur rencontre Proust ! C'est une cathédrale. Mais attention, quand on commence à se laisser entraîner dans son monde et surtout dans les circonvolutions inépuisables et vénéneuses de son écriture, on ne peut plus rien lire d'autre ! et ceci pour longtemps !
Rédigé par : Angèle Paoli | 13 février 2007 à 20:06