L’Île-Rousse, Samedi 17 juillet 1909
L’Île-Rousse, ainsi nommée à cause de son rocher, est relié à la terre ferme par une jetée, étroit cordon que viennent lécher les vagues. Louis a pris place dans le port et remercie chaleureusement Joseph, son second, de l’avoir si bien épaulé. Joseph ne connaissait pas cette partie de l’île et ce n’a pas été pas une mince affaire que de louvoyer entre les écueils, le long de cette côte tourmentée. Empli de fierté, Joseph ne peut se retenir de manifester son contentement :
- « Bah, c’est que moi je l'aime ce métier et j’aime le faire bien ! Alors, j’y mets tout mon savoir mais aussi tout mon cœur ! »
Quant à nous, jeunes filles et femmes, munies de nos ombrelles et paniers, nous nous enfonçons dans les ruelles de la vieille ville en direction de la grand-place, bordée de « palazzi » et de belles demeures. Il règne ici une animation colorée. Ce doit être un jour de marché. On se bouscule dans les ruelles aux façades blanchies à la chaux, et bordées d'échoppes. Nous finissons par déboucher sur une placette couverte d'un chapiteau soutenu par vingt-et-une colonnes roses : le marché couvert, construit, m'a-t-on dit, dans les années 1860. Les paysans de Haute-Balagne et les colporteurs (les tragulini) ont déchargé leurs carrioles et installé leurs tréteaux et étals sous les halles. Les plateaux de bois regorgent de produits locaux, fromages du pays, farine et miel de châtaignier, cédrats, citrons, olives, huiles, herbes et charcuterie; mais aussi d’amandes, de figues vertes et de figues de Barbarie, de pêches de jardin, de poires camugline, petites et fripées, mais d’un goût étonnamment délicieux. Et des légumes, des légumes à profusion : tomates, oignons, aubergines, courgettes vendues avec leurs fleurs.
Émilienne et Noémie, ravies de cette belle profusion, emplissent leurs paniers à ras bord. Moi, je flâne d’un étal à l’autre, escortée de Caroline qui s’extasie devant tout ce qui s’offre à sa vue. Elle voudrait toucher, humer, savourer. Les vieilles corses l’ont compris, qui cessent de héler les chalands en nous apercevant. Elles nous saluent et d’un geste de la main nous font signe de nous approcher. Elles nous tendent des produits, qu’elles veulent nous faire goûter, un beignet de courgette, une rondelle de saucisse fraîche, un morceau de fromage de chèvre. Elles sont majestueuses avec leurs larges jupes sombres à motifs et leurs fichus noirs serrés autour du cou. Il y a aussi trois chèvres, attachées à un pilier. Je ne peux résister à la curiosité de caresser cette laine abondante, mais j’ai peur du coup de corne qui pourrait fort bien me blesser. Un peu plus loin, nous nous arrêtons devant l’étal de poissons frais avec ses rougets, ses pageots, ses oursins, ses murènes, ses pleins paniers d’arapèdes, luisants de fraîcheur saline. Et je ne parle même pas des langoustes qui grouillent dans leurs nasses.
L’Île-Rousse est paraît-il réputée pour ses langoustes et il y en a sur le sable tout près du voilier, qui traînent leurs carcasses brunes dans les fonds sablonneux. Je les vois qui se déplacent lentement, comme au ralenti. Je voudrais bien en saisir une dans mes mains, juste pour la regarder s’agiter inutilement, plier puis tendre ses pattes dans le vide. Je sais que c’est un jeu cruel, mais je ne sais pourquoi, je ne peux résister à cette folle idée.
Au final, nous avons goûté de tout, des figues et du miel, des beignets et du fromage et nous nous délectons par avance du repas savoureux que va nous préparer Noémie. Les habitants de l’île nous observent avec curiosité mais ils n'en sont pas moins très agréables et nous adressent des sourires fort amènes.
De mon côté, je ne me lasse pas de dévisager ces quatre paysannes qui se ressemblent comme des gouttes d’eau. Quatre sœurs, sans doute, cachées dans l’obscur bric-à-brac de leur échoppe, en bordure du marché. Elles ont la même corpulence et les mêmes gestes lents, le même ovale de visage aussi et le même sourire, la même rayonnante bonhomie, quoique une même tristesse voile leur regard. J’essaie de deviner laquelle est l’aînée, laquelle est la plus jeune. Il y a celle qui donne des ordres, et l’autre qui, plus craintive, obtempère. L’une accuse des rides plus profondes, une peau davantage burinée. Mais les deux autres, comment les distinguer ? Ensemble, elles échangent des œillades complices et de brèves interjections de satisfaction ou de mécontentement : à peine deux syllabes ou trois, pas plus. Je ne comprends pas un traître mot des paroles qu’elles échangent entre elles. Cette langue m’échappe, même si elle m’évoque le parler toscan.
Je regagne le soleil. Le passage de l’ombre à la lumière m’éblouit. Il me faut un temps de réadaptation et je cligne des yeux. Assis sur les bancs tout autour de la place, les vieux marmonnent entre leurs chicots. Ils sont un peu rabougris et ils me font rire. Ils prennent mon rire pour du bonheur. Je le vois à leurs regards, à leurs hochements de tête. Et il est vrai que je suis heureuse. Je voudrais que ma vie soit une longue traversée, agrémentée de haltes comme celle que nous sommes en train de faire.
La Sarrasine a accosté à côté d’un gros cargo qui part ce soir pour Marseille. Je me hâte d’écrire une lettre pour maman. Avec un peu de chance, elle partira peut-être aussi ce soir vers le continent.
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