Image, G.AdC
NANCY HUSTON, DEA EX MACHINA
De Sol (2004) à l’arrière-grand-mère AGM (Erra-Klarysa-Kristina [1944-1945]), que s'est-il passé ? Comment, de génération en génération, de AGM à sa fille Sadie (1962), à son petit-fils Randall (1982) et à son arrière-petit-fils Sol (2004), se transmettent les fractures infligées par l'Histoire ? Par quelles failles originelles, faussement anodines, s'infiltrent les non-dits et se déchiffrent/défrichent les souffrances inscrites à même la chair ? Comment évoluent et se transforment les mentalités violentées et meurtries par les exactions d'une époque ? Autant de questions qui sous-tendent et hantent Lignes de faille, le dernier roman de Nancy Huston.
Avec une acuité acerbe et un humour au vitriol, l'auteur de Professeurs de désespoir soumet à l’examen - à partir des différents visages d'une seule et même famille vue à travers le prisme de quatre générations d'enfants - les modes de transmission de l'Histoire. De Sol, l’exécrable et inquiétant gamin américain de six ans, formaté pour devenir le futur héros appelé à sauver l'Amérique, à la petite Kristina, enfant du Lebensborn, arrachée à son Ukraine natale et adoptée par une famille allemande nazie, que s'est-il passé ?
Constatant le retour cyclique de certaines marques – génétiques, culturelles, religieuses – transmises de manière consciente ou inconsciente, Nancy Huston microanalyse les circonvolutions des événements à l'intérieur de quatre vies. Celles de deux garçons et de deux filles, tous quatre âgés de six ans. Où se situent les « lignes de faille », par quels méandres obscurs et insoupçonnés passent-elles d’un enfant à l’autre, comment s’ajustent-elles entre elles ? L’auteur prend appui sur les regards et sur les pensées qui habitent chacun. Regards aigus sur leur propre moi et sur le monde adulte dans lequel évolue chacun d'eux. Souvent incongrues, crues et mauvaises, les pensées s’enchaînent les unes aux autres sans ponctuation et sans transitions dans des manières de dialogues intérieurs de l’enfant avec soi. Pensées agencées dans un discours indirect libre. Très libre. Drôle et cruel !
Entre l’époque des « Fontaines de vie » (Lebensborn), institution fondée par Himmler pour veiller à la conservation de la race aryenne, et celle des croisades anti-irakiennes menées par Bush, il y a eu Sadie, conférencière juive, qui a choisi de vivre à Haïfa pour mener à bien sa recherche acharnée de documents concernant l’histoire de sa mère et la question des « Lebensborn ». Il y a eu Randall, son fils, un Américain ordinaire, que sa déception enfantine pour Nouzha, l’amie de cœur arabe en qui il avait mis tout son amour et sa confiance, a rendu définitivement sourd et hostile à l’histoire de ses ascendants. Randall que sa mère, un jour d’exaspération, traite de « parfait nazi ». Il y a Sol, enfin, qui se gave de violences télévisuelles derrière le dos de sa mère. Une exaspérante créature, parfaite caricature de son temps, chargée de clichés. De Bush à Hitler ou d’Hitler à Bush, quelles filiations ? Par quels sombres cheminements ?
Émaillant chaque récit d'indices apparemment sans importance, Nancy Huston construit un roman hélicoïdal, puissamment serré et organisé autour de points névralgiques qui lui permettent d’articuler chaque vie à la vie précédente, de relier chaque enfant à sa vie d’adulte. De ces récits réticulaires où le présent se greffe sur les épisodes du passé, émerge dans toute sa densité le récit le plus éloigné dans l’espace textuel et temporel. Un surgissement qui met à nu tous les rouages d’une machine implacable, éclairant in fine d’une lumière abrupte les épisodes précédents.
Tout s’agence effroyablement, et le lecteur, contraint de reconstituer patiemment le grand puzzle éclaté de l'Histoire, l’est aussi, dans cet héritage qui est le sien, de s'interroger sur la part de responsabilité de chacun et de tous.
Mené de main de maître, ce récit de Nancy Huston. Démiurgique et sans faille !
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
Un roman dont la construction est parfaite et intelligente. Rien à redire du commentaire d'Angèle car j'ai retrouvé exactement ce que j'ai lu. Mais j'avoue être une inconditionnelle de Nancy Huston !
Rédigé par : myriade | 21 janvier 2007 à 15:12
Merci, Myriade.
J'ai quelques autres romans en réserve dans ma bibliothèque. Je crois que je ne vais pas tarder à les entreprendre.
Bonne journée à toi, Myriade.
Rédigé par : Angèle Paoli | 22 janvier 2007 à 00:00