6 Menton, mercredi 14 juillet 1909 (suite) Le temps est bien trop incertain pour que nous prenions le risque d’entreprendre la grande traversée jusqu’à L’Île-Rousse. Nous voilà contraints de passer une journée supplémentaire dans le port de Menton. Il fait à bord une chaleur intenable. Les dames ont sorti leurs éventails. On dirait une danse de papillons qui volètent en rythme autour de leurs visages. Je n’ai d’autre force que celle de somnoler dans ma chaise longue. Louis de Beaujeu a fait installer par Zénon un velum en cotonnade blanche, légère, qui claque au-dessus de nos têtes au moindre filet d’air. Zénon, l’air filou et gouailleur, se déplace pieds nus et grimpe sur les rambardes avec une agilité de ouistiti. Malgré ses airs, il file doux dès que Louis hausse un peu le ton. Quel âge peut-il bien avoir ? Pas plus de quinze ans. Je lui trouve pourtant un air bien aguerri ! En fin de matinée, un mouvement de houle inattendu me tire de mon apathie. Une rumeur étrange, un bourdonnement croissant baigne les quais. Je m’appuie sur le bastingage. La ville entière s’anime pour les festivités du 14 juillet. J’avais oublié que c’était le jour de la fête nationale ! La foule arrive des quatre horizons pour assister aux préparatifs du bal ! La mer est couverte de petites embarcations qui sillonnent le port en tous sens. C’est un spectacle de va-et-vient incessant. Je ne me lasse pas de regarder cette agitation bigarrée ! Vers cinq heures, Louis de Beaujeu fait venir une voiture qui va nous conduire jusqu’au Castellar, petit village perché dans la montagne, à une demi-heure de Menton. Mais Muriel et Valentine, les deux inséparables, préfèrent se rendre à Monte-Carlo. Louis n’y trouve rien à redire, quoiqu’il leur recommande d’être prudentes et d’être ponctuelles pour l’heure du dîner. Elles s’éclipsent dans un fou rire ! Nous voilà en route vers le Castellar. Une vraie route de montagne qui grimpe et tortille. Elle est étroite et escarpée et je ne me sens guère rassurée, surtout lorsque nous longeons le précipice ! Louis de Beaujeu a fière allure dans son coupé décapotable mais il donne du klaxon à chaque virage ! Enfin nous quittons la corniche qui longe le ravin et nous arrivons au milieu des oliviers, des citronniers et des amandiers. L’air est pur et embaume. Nous descendons de voiture pour jouir de la beauté qui s’offre à nous. Un champ de digitales pourpres et de marguerites ! Une splendeur ! Bérénice coupe de pleines brassées de marguerites mais nous interdit de cueillir les digitales, pourtant si ensorceleuses. Caroline et moi nous rattrapons en détachant des prunes mauves chapardées sur le prunier. Le Castellar est un village pittoresque, un vieux village médiéval surmonté d’un donjon en ruines. Il y a bal sur la place du village. Banderoles et drapeaux flottent d’un platane à l’autre. Des chasseurs alpins dansent avec de belles jeunes filles, ravies de se laisser emporter dans les bras de fiers soldats en uniformes. Nous les regardons valser devant l’auberge où sont attablés les jeunes gens venus pour le bal. Nous nous installons à une table libre en face de l’église. Caroline voudrait danser elle aussi, elle rêve d’être enlevée par les bras puissants d’un beau jeune homme. Mais Bérénice veille sur sa nièce. « Tu es bien trop jeune pour danser avec l’un de ces messieurs ! », lui dit-elle, « il te faut attendre encore un peu ». Caroline, peu convaincue, fait la moue et lance des regards furieux à sa tante. Louis de Beaujeu, conscient que l’orage menace et réticent à tout éclat en public, propose la valse suivante à sa nièce. Bien sûr, il comprend qu’elle lui préfèrerait l’un de ces jeunes carabiniers, mais il a aussi belle prestance et il serait ridicule que la jeune fille lui refuse son offre. Caroline, déridée, le suit sur les talons. Il rajuste discrètement son élégant gilet. Il a fière allure en effet, et danse admirablement. Ensemble, ils forment un beau couple, ma foi, en dépit de leur grande différence d’âge. Ils ondoient et se déplacent sous les regards attendris de l’assistance. Tandis que son mari virevolte, Bérénice, elle, savoure son vin de quinquina d’un air lointain. Il me semble voir flotter sur son visage un léger frisson d’ennui, dont je ne saurais dire s’il n’est que passager ! Aux signes d’impatience que Bérénice finit par manifester, Louis décide de mettre le holà aux frivolités du moment. Bérénice prend les devants et rejoint de sa démarche souple notre Dion-Bouton. Nous reprenons la route escarpée en sens inverse. Cette fois-ci, nous sommes du côté de la montagne. Malgré tout, je me raccroche à la poignée de cuir, tandis que Bérénice à mes côtés s’efforce de dissimuler ses craintes. Caroline pousse de grands cris d’étonnement et de frayeur. Elle voudrait que j’en fasse autant. Mais non, je préfère m’abstenir. Elle me désapprouve et me lance un regard hostile. Pourquoi devrais-je céder à de pareils enfantillages ? |
SUITE, LE TOUR DE CORSE À LA VOILE, 7
RETOUR VERS L'AVANT-PROPOS de ce Journal de croisière de la Belle Époque
Il y a une nonchalance dans l'élégance de l'époque, un geste las et lent, presque immobile, qui exalte le moindre mouvement, même les courses de la jeunesse en sont parées.
Je connais plus la région de Six-Fours, et j'y hante aussi quand je m'y ombre chassant en été un charmant petit village Le Castellet... Toutefois je n'ai pas le geste lent et noble moi, seulement le neurone breton qui redoute la tempête et s'englue se cachant du préhensible vent.
Atmosphère très bien rendue donc, mais ne dit-on pas De Dion Bouton ?
Rédigé par : Pant | 16 janvier 2007 à 20:06
Vous avez entièrement raison, Pant, pour De Dion-Bouton. Mais nous n'avons pas souhaité corriger cette coquille du manuscrit. N'oublions pas que c'est une jeune fille de dix-neuf ans qui écrit... et Robert Hersant n'avait pas encore fondé L'Auto Journal (1950).
Rédigé par : Webmestre de TdF | 18 janvier 2007 à 23:42
Quinten Jiskoot, j'ai bien vu ton petit mot sur Terres de femmes et sur ce feuilleton dans Corsica Prikbord.
Merci à toi,
Amicizia,
Angèle
Rédigé par : Angèle | 20 janvier 2007 à 20:21