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2 janvier 1821
« L’égoïsme général provoque et nécessite l’égoïsme de chacun, car si personne ne fait rien pour vous, il vous faudra vivre en faisant tout par vous-même. Si les autres vous privent autant qu’ils peuvent de l’essentiel et que, tout à leurs propres avantages, ils ne se préoccupent pas du dommage qu’ils vous causent, il vous faudra pour vivre vous battre et affronter les autres le plus possible. Quelle que soit la chose que vous vouliez céder, vous ne devez en attendre ni gratitude, ni contrepartie, puisque l’échange où chacun se sacrifie pour l’autre, la libéralité et les bienfaits réciproques ont été abolis. Mais si vous reculez d’un seul pas, les autres vous repousseront de vingt, chacun s’y employant de toutes ses forces. C’est pourquoi il est nécessaire que chacun aille le plus possible contre les autres et combatte pour soi jusqu’à la fin et de toutes ses forces : la réaction doit être proportionnée à l’action pour pouvoir aboutir à un résultat, c’est-à-dire vivre; si l’une est importante l’autre doit nécessairement augmenter d’autant. Telle une meute de fauves affolés autour d’une proie, où chacun est décidé à ne rien laisser aux autres à moins d’y être obligé : le fauve qui reste sans agir, recule devant les autres, attend qu’ils pensent à lui ou n’engage pas toutes ses forces restera le ventre vide ou perdra d’autant plus de nourriture qu’il avait engagé ou pu engager moins de force. En vertu du système de l’égoïsme universel, tout ce que l’on donne est perdu. Par ailleurs, un tel égoïsme est également la cause de l’égoïsme individuel, non seulement d’après cet exemple mais parce qu’il donne à l’homme vertueux l’exemple de la triste expérience de l’inutilité, ou plutôt le caractère nuisible de la vertu et des sacrifices magnanimes, et lui fait perdre ses illusions ; cela s’explique aussi par la misanthropie qu’inspire le spectacle de tous ces gens préoccupés d’eux-mêmes, insoucieux de votre bien-être, ingrats envers vos bienfaits et qui sont prêts à vous nuire, qu’ils en tirent ou non un bénéfice. Un tel état de choses modifie le caractère des gens et enracine non seulement concrètement mais radicalement l’égoïsme jusque dans les esprits les mieux faits. Ce sont d’ailleurs les plus touchés, puisque l’égoïsme n’y entre pas comme une passion inférieure et vile, mais au contraire comme une passion supérieure et magnanime, telle par exemple la passion de la vengeance et de la haine envers les méchants et les ingrats. Si nocentem innocentemque idem exitus maneat, acrioris viri esse, merito perire [Si le coupable et l’innocent doivent avoir la même fin, c’est se montrer un homme ardent que de mériter sa mort] disait l’empereur Otton selon Tacite, Histoire, Liv. I, chap. 21. (2 janvier 1821.) »
Giacomo Leopardi, Zibaldone, Éditions Allia, 2003, pp. 279-280. Traduit de l’italien, présenté et annoté par Bertrand Schefer.
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