Le 26 janvier 1855 meurt à Paris Gérard de Nerval. La veille, le 25 janvier 1855, Gérard de Nerval, de son vrai nom Gérard Labrunie, avait emprunté sept sous à Asselineau ; il s’était présenté au Théâtre-Français mais n’y avait nullement rencontré Arsène Houssaye *. Il s’était rendu dans un café des Halles pour y dîner. Paris était sous la neige et il gelait à pierre fendre. À l’aube, le poète se pend, rue de la Vieille-Lanterne.
Mourir, grand Dieu ! Pourquoi cette idée me revient-elle à tout propos, comme s’il n’y avait que ma mort, qui fût l’équivalent du bonheur que vous promettez : La Mort ! ce mot pourtant ne répand cependant rien de sombre dans ma pensée : elle m’apparaît, couronnée de roses pâles, comme à la fin d’un festin ; j’ai rêvé quelquefois qu’elle m’attendait en souriant au chevet d’une femme adorée, non pas le soir, mais le matin, après le bonheur, après l’ivresse, et qu’elle me disait : Allons, jeune homme ! tu as eu ta nuit comme d’autres ont leur jour ! à présent viens dormir, viens te reposer dans mes bras ; je ne suis pas belle moi, mais je suis bonne et secourable, et je ne donne pas le plaisir mais le calme éternel ! Mais où donc cette image s’est-elle déjà offerte à moi ? Ah ! je vous l’ai dit : c’était à Naples, il y a trois ans. J’avais fait rencontre à la Villa Reale d’une Vénitienne qui vous ressemblait ; une très bonne femme, dont l’état était de faire des broderies d’or pour les ornements d’église. Le soir, nous étions allés voir Buondelmonte à San-Carlo ; et puis nous avions soupé très gaîment au café d’Europe ; tous ces détails me reviennent, parce que tout m’a frappé beaucoup, à cause du rapport de figure qu’avait cette femme avec vous. J’eus toutes les peines du monde à me laisser l’accompagner, parce qu’elle avait un amant dans les officiers suisses du Roi. Ils sont rentrés depuis neuf heures, me disait-elle, mais demain, ils peuvent sortir de la caserne au point du jour, et le mien viendra chez moi tout à son lever assurément ; il faudra vous éveiller bien avant le soleil, le pourrez-vous ? D’abord, lui dis-je, il y a un moyen fort naturel, c’est de ne pas dormir du tout. Cette pensée la décida à me garder, mais voilà qu’à une certaine heure nous nous endormîmes malgré nous. Vous allez croire que l’aventure se complique après cela. Pas du tout. Elle est de la dernière simplicité. Les aventures sont ce qu’on les fait et celle-là m’était trop indifférente après tout pour que je cherchasse à la pousser au drame, surtout avec un suisse personnage probablement peu poétique. Avant le jour, cette femme m’éveilla en sursaut au bruit des cloches. En un clin d’œil, je me trouvai habillé, conduit dehors et me voilà sur le pavé de la rue de Tolède, encore assez endormi pour ne pas trop comprendre ce qui venait de m’arriver ; je pris par les petites rues derrière Chiaia et je me mis à gravir le Pausilippe ** au-dessus de la grotte. Arrivé tout en haut, je me promenais en regardant la mer bleuâtre, la ville où l’on entendait encore que le bruit du matin et les deux îles d’Eschia et de Nisita où le soleil commençait à dorer le haut des villas. Je n’étais pas fatigué le moins du monde…………………………… je marchais à grands pas, je courais, je descendais les pentes, je me roulais dans l’herbe humide, mais dans mon cœur il y avait l’idée de la mort. O Dieu ! je ne sais quelle profonde tristesse habitait mon âme, mais ce n’était autre chose que la pensée cruelle que je n’étais pas aimé ! J’avais vu comme le fantôme du bonheur, j’avais usé de tous les dons de Dieu, j’étais sous le plus beau ciel du monde, en présence de la nature la plus parfaite, du spectacle le plus immense qu’il soit donné aux hommes de voir, mais à cinq cents lieues de la seule femme qui existât pour moi et qui ignorait jusqu’à mon existence. N’être pas aimé et n’avoir pas l’espoir de l’être jamais. Cette femme étrangère qui m’avait présenté votre vaine image et qui servait pour moi au caprice d’un soir, mais qui avait ses amours à elle, ses intérêts, ses habitudes, cette femme m’avait offert tout le plaisir qui peut exister en dehors des émotions de l’amour. Mais l’amour manquant tout cela n’était rien. C’est alors que je fus tenté d’aller demander compte à Dieu de mon incomplète existence. Il n’y avait qu’un pas à faire: à l’endroit où j’étais, la montagne était coupée comme une falaise, la mer grondait en bas, bleue et pure ; ce n’était plus qu’un moment à souffrir. Oh ! l’étourdissement de cette pensée fut terrible. Deux fois je me suis élancé et je ne sais quel pouvoir me rejeta vivant sur la terre que j’embrassai. Non, mon Dieu ! Je ne peux vous outrager par ma mort, mais donnez-moi la force, donnez-moi le pouvoir, donnez-moi surtout la résolution qui fait que les uns arrivent au trône, les autres à la gloire, les autres à l’amour ! Gérard de Nerval, Lettres à Jenny Colon, Lettre V, in Œuvres, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, tome I, 1960, pp. 752-754. _______________________________________________ NOTE d’AP : * Arsène Housset, dit Arsène Houssaye (1815-1896), administrateur général du Théâtre-Français (Comédie-Française) de 1849 à 1856. ** Le mot Pausilippe vient du grec Παυσί-λυπος [Pausilypos] = littéralement "qui apaise la douleur". C'est dans le quartier résidentiel du Pausilippe que se trouve le Parc de la Tombe de Virgile. Je pense ici au tableau de Poussin, Et in Arcadia ego (Les Bergers d'Arcadie) => Memento mori. |
GÉRARD DE NERVAL ![]() ■ Gérard de Nerval sur Terres de femmes ▼ → 22 mai 1808 | Naissance de Gérard de Nerval → Delfica → Myrtho |
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"Dans la nuit du tombeau, toi qui m'as consolé,
Rends-moi le Pausilippe et la mer d'Italie"
Ciao !
Rédigé par : Don Diego | 27 janvier 2007 à 11:53
Oui, Don Diego,
"Mon front est rouge encor du baiser de la Reine ;
J'ai rêvé dans la Grotte où nage la Sirène..."
Rédigé par : Angèle Paoli | 27 janvier 2007 à 15:42