Convié en 1930 à participer à une importante expédition ethnographique à travers l'Afrique noire,
Michel Leiris est chargé par le sociologue Marcel Griaule de se faire l'historiographe de la mission. Et donc de prendre des notes au jour le jour sur ce voyage. Un voyage de deux ans, d'ouest en est. Carnet de voyage de Michel Leiris,
L'Afrique fantôme évolue peu à peu vers le « journal intime ». Où, aux observations concrètes du monde africain, se mêlent les attentions extrêmes que l'auteur porte à ses propres impressions et divagations.
18 janvier 1931
Reconstitution apparente de la remorque (les caisses clouées à même le plateau, les lits posés dessus et le toit recouvrant le tout, solidement fixé avec des fils de fer). Vers 9 heures, nous partons, après avoir fait boucher un léger fossé, qui nous gênait pour revenir de la clairière à la route, avec des termitières (on attaque la base, tout autour, à la pioche ; il suffit d’un petit effort pour que la termitière se détache du sol comme un gâteau).
En passant dans un petit village près de Léré – village moundang, comme Léré – nous apercevons, à travers la poussière que soulèvent leurs pas, un groupe de femmes, de filles, de fillettes qui se tiennent par la main et font une ronde en chantant.
Nous nous approchons. Femmes et filles, ainsi qu’il est habituel aux femmes moundang, sont nues, à l’exception d’un très petit cache-sexe. Leurs corps, luisants d’huile d’arachide, sont couverts de poussière et de brindilles.
Au milieu de la ronde, s’agitent quelques femmes plus âgées, une très vieille au crâne tondu, toutes dans la même tenue, mais portant des feuillards avec lesquels, de temps à autre, elles se fustigent légèrement. Un homme est avec elles (jeune, boubou court, vastes épaules, large face bestiale) muni d’un feuillard lui aussi.
De temps en temps, une fille ou une femme se détache du cercle et vient se rouler à terre au milieu. Une des porteuses de branche la fustige en riant.
Parfois ce sont, non pas une seule, mais deux, trois, plusieurs femmes qui se jettent à terre en paquet, les unes sur les autres, continuant à remuer leurs ventres et leurs cuisses selon le rythme de la danse, tandis qu’une autre les fustige en bloc. Tout cela avec des rires de petites filles jouant dans le préau d’un couvent.
L’homme se couche sur le dos et est fouetté lui-même par une femme. Tout le monde s’amuse beaucoup.
J’apprends qu’il s’agit d’une fête en l’honneur des filles qui viennent d’avoir leurs règles pour la première fois. Je sais que c’est maintenant le troisième et dernier jour de la fête, qu’on a bu et qu’on boira encore beaucoup de pipi. Visitant le village, nous avons la chance de découvrir une vielle femme tenant entre ses mains une bande d’un mystérieux tissu qui n’est autre que de l’écorce. Cette bande est une serviette hygiénique. Nous l’achetons comme objet de collection.
De retour à Garoua, je vois Schaeffner qui me raconte comment Lutten et lui ont vu hier un très beau numéro de danse dont le protagoniste, après ingestion d’une assez forte quantité d’eau, rejetait par l’anus, sans s’interrompre de danser, un jet de liquide qui, paraît-il, n’était pour ainsi dire pas coloré.
Michel Leiris, L’Afrique fantôme [1934], Éditions Gallimard, Bibliothèque des sciences humaines, 1981, pp. 165-166.
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