Image, G.AdC
LEI, COSÌ AMATA
Elle, tant aimée, tel est le titre (inspiré de Rilke) choisi par Melania G. Mazzucco pour tenter d’approcher, évoquer, aimer l’énigmatique personne autour de laquelle est construit ce récit biographique. Annemarie Schwarzenbach. Construire, reconstruire, reconstituer la vie fulgurante et intense de Annemarie Schwarzenbach, tel est le projet de l’auteur. Mais il fallait une femme passionnée comme Melania G. Mazzucco pour donner à cette délicate entreprise sa force d’irrésistible séduction. Un récit qui se lit d’une traite à la manière d’un roman, un roman qui tient son lecteur en suspens sur le fil d’une vie. La vie de Annemarie Schwarzenbach. Le roman d’une vie. Une vie romanesque qui n’a pourtant rien d’un roman.
Complexe, l’ambitieuse entreprise de Melania G. Mazzucco, qui consiste à s’attacher avec un souci constant de fidélité et d’exactitude à une personnalité aussi riche et désarmante que celle de Annemarie Schwarzenbach. Comment débusquer la femme meurtrie, torturée et fragile, la femme au bord du gouffre derrière la « femme écrivain », la « journaliste reporter » qui ne se livre jamais ? Comment cerner, derrière la silhouette androgyne au charme insaisissable, derrière la tant aimée, l’ardemment désirée, la fille rejetée par sa mère, abandonnée à son désarroi et à sa solitude, menacée de folie. Épuisée d’amnésie ?
Passionnée par cette femme au destin funèbre (tombée dans l’oubli et redécouverte en 1987 par un jeune chercheur genevois, Roger Perret), Melania G. Mazzucco interroge tout ce qui subsiste de documents disponibles. Pellicules conservées à la Cinémathèque suisse de Lausanne, papiers exhumés du fin fond des archives des bibliothèques, romans inédits, carnets et poèmes. Monographies consacrées à cette figure devenue mythique. Tout ce que Renée Schwarzenbach, à la mort de sa fille, n’a pas eu entre les mains et qui n’a pas brûlé. Tout ce qui a échappé à la fureur destructrice d’une mère, davantage hantée par le désaveu de l’écriture que par la découverte de révélations compromettantes, déshonorantes pour sa famille et pour elle-même. Car Renée Schwarzenbach ne craignait rien tant que la supériorité suprême conférée à sa fille par l’écriture. L’écriture par quoi Annemarie lui échappait. À cette mère abusive, définitivement exclue et hors jeu, il ne restait que la vengeance. La vengeance par le feu. Un moyen unique et sûr pour la mère de s’assurer une mainmise irréversible sur sa fille ; une bien piètre victoire pour Renée Schwarzenbach, que sa fille Annemarie, plongée dans un mutisme absolu, ne pouvait plus contredire.
Quel destin plus funèbre que celui de Annemarie Schwarzenbach qui rencontre la mort quelque temps à peine après son retour en Europe ? Non pas la mort définitive mais l’amnésie la plus noire. Comment une telle femme, qui est parvenue à surmonter l’alcool et la drogue, qui a affronté les périls des déserts les plus inhospitaliers, qui a échappé à l’enfermement mortel dans les prisons psychiatriques et aux traquenards sournois d’administrations kafkaïennes, comment l’insouciante et presque heureuse Annemarie de ce jour-là d’été 1942 en Engadine, a-t-elle pu s’effondrer sur une route familière, frappée dans sa chute à bicyclette par une pierre minuscule, identique à toutes celles qui jalonnent une route des centaines de fois parcourue ? À peine revenue à elle, la jeune femme sombre dans le coma et du coma dans l’amnésie. Les médecins impuissants n’ont pu ramener des profondeurs de l’inconscience où elle s’était enlisée, celle qui tant de fois a frôlé la folie et la mort. Sans le savoir, Annemarie s’en remet à sa mère, « Mama », qui s’empare de son corps abandonné et l’enferme dans une chambre blanche dont elle ne sortira plus.
Qu’a pu découvrir d’essentiel Renée Schwarzenbach qu’elle ne savait déjà ? Poussée à fuir et à se fuir, la talentueuse et instable Annemarie, la préférée de ses cinq enfants, s’est longtemps réfugiée dans la morphine, entraînée dans sa vertigineuse descente aux enfers par les jumeaux Mann. Klaus et Erika – enfants du magicien Thomas Mann, prix Nobel de Littérature - dont Annemarie s’est irrémédiablement entichée. Pour fuir Erika et Klaus, les amis auxquels elle tient le plus. Pour fuir cette mère qu’elle aime éperdument et qui lui jalouse ses relations, féminines surtout. Pour tenter de se séparer de « Mama ». Annemarie, la fugitive, la nomade, se lance sur les pistes à la recherche d’un monde autre et d’une autre elle-même. Peut-être trouvera-t-elle ce qu’elle cherche dans les déserts impitoyables qu’elle traverse, peut-être comprendra-t-elle mieux qui elle est, hors de l’Europe menacée, à la fois tant aimée et tellement haïe. Le « vagabond-wanderer », « l’oiseau migrateur-zugvogel » comme Annemarie Schwarzenbach jubilait à se présenter, traverse les continents, toujours poussée par le désir irrépressible de reconquérir les deux inaccessibles. Erika et « Mama ». D’Orient aux États-Unis, des États-Unis au Congo, c’est toujours Erika qu’elle fuit et poursuit à la fois. Et derrière elle, celle qu’elle rêve sans cesse de reconquérir, la terrible et possessive figure de « Mama ». Entre ces deux figures extrêmes se profilent d’autres amours. Amours tempétueuses aux États-Unis. Amours ambiguës en Orient avec Claude Clarac, haut fonctionnaire français rencontré en Iran. Puis épousé sans que la jeune archéologue aux allures de jeune homme comprenne vraiment pourquoi. Amours passagères au Congo avec Laura Hastings, jeune veuve qui tire momentanément l’indésirable journaliste de sa crise de paranoïa mais ne réussit pas à la retenir auprès d’elle. Annemarie poursuit sa quête inlassable d’elle-même. Jusqu’au point de non-retour dans les forêts impénétrables du Congo. Et lorsqu’elle sort indemne de cette ultime épreuve et se sent à nouveau prête pour l’Europe, pour la Suisse, à nouveau prête à être rendue à elle-même et à s’appartenir enfin peut-être, c’est pour basculer sur une route de montagne et plonger dans l’amnésie. Une amnésie de plusieurs mois, sous la garde jalouse de Renée Schwarzenbach.
Admirablement traduit de l’italien par Philippe Di Meo, le récit de Melania G. Mazzucco est tout à la fois passionnant et bouleversant. Par-delà l’autodafé maternel, Annemarie Schwarzenbach ne cesse de fasciner et de brûler.
Melania G. Mazzucco, Elle, tant aimée [Lei così amata, Rizzoli, 2000], Flammarion, 2006. Traduit de l'italien par Philippe Di Meo.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
Melania Mazzucco è una scrittrice che mi piace moltissimo, questa biografia della Schwarzenbach è bellissima. Consiglio anche (non so però se sono stati tradotti e pubblicati in Francia) Vita, romanzo sull'emigrazione di una famiglia del Sud Italia in America agli inizi del '900 e Un giorno perfetto.
Ciao Angèle, ti leggo sempre con grande piacere :-)
Rédigé par : Gabriella | 06 décembre 2006 à 08:13
Angèle, on a vraiment envie de lire! Je ne connaissais pas du tout cette femme! Sauf par vos quelques mots l'autre jour... Amitié Sylvie
Rédigé par : sylvie fabre g | 06 décembre 2006 à 21:28
Laquelle, Sylvie ? Melania G. Mazzucco ou Annemarie Schwarzenbach ? J'ai beaucoup aimé ce récit biographique. Je vous le conseille vraiment, si vous avez un peu de temps devant vous. C'est très bien écrit (et traduit). Il n'y a aucun temps mort. Et c'est vraiment passionnant.
Annemarie fait partie de ces rencontres auxquelles on reste longtemps suspendu et infiniment attaché.
Rédigé par : Angèle Paoli | 06 décembre 2006 à 22:28
Grazie a te, cara Gabriella. Ho il romanzo Vita su i miei scaffali, ma non l'ho ancora letto. Per gli altri titoli, non so se sono stati tradotti. Devo cercare.
Ma che bella donna del Sud, la Mazzucco! Mamma mia!
Rédigé par : Angèle Paoli | 06 décembre 2006 à 22:42