LE TOUR DE CORSE À LA VOILE
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Menton, mercredi 14 juillet 1909 (suite)
En passant samedi devant l’île Maïre, nous avons aperçu les têtes de mâts du Liban, qui émergent encore contre les anfractuosités de la roche, du côté des Farillons. J’ai à vif dans ma mémoire l’émoi et la frayeur que ce naufrage survenu il y a quelques années avait suscités dans mon imagination d’enfant. Je ne sais plus si c’était en 1903 ou 1904. Mais c’était au mois de juin. Je me souviens des images terribles de ce bateau éperonné par L’Insulaire. Du violent accrochage qui a entraîné dans son sillage la perte des hommes et des biens.
D’imaginer la silhouette de ce paquebot encastré dans les rochers, de la frôler de si près, mon cœur se serre. Je ne peux m’empêcher de penser à ces malheureux passagers partis confiants et sereins et qui, au lieu d’une traversée sans histoire, ont rencontré la mort. Je frémis à cette idée. Je me dis que pareil sort pourrait nous être réservé. Pourtant, rien dans la beauté ensoleillée de ce jour ne nous laisse présager quelque chose de tel. Je m’empresse de chasser ces vilaines pensées qui assombrissent l’horizon jusqu’ici sans nuage de notre voyage. Mais j’ai beau faire, la vue de cette mâture qui dresse ses pointes effilées au-dessus des pics rocailleux, me ramène inexorablement à la mort. Une mort incompréhensible, comme toujours, et inexplicable. Car la mer, ce jour-là, était calme et la visibilité parfaite. Par quelle manœuvre incroyable pareil accident a-t-il pu se produire ? Cela reste un mystère. Toujours est-il que beaucoup ont péri, les uns engloutis asphyxiés sous la bâche qui les protégeait du soleil quelques instants plus tôt, les autres noyés avant même d’avoir eu le temps de comprendre. Les secours en tout cas, s’ils n’ont pas tardé, ne sont pas arrivés à temps. Quant aux chaloupes de sauvetage, les matelots n’ont pas réussi à les mettre à flot. Sauf une, semble-t-il. En pareil moment, il doit être bien difficile de garder son sang-froid.

La distance entre La Sarrasine et Le Liban a fini par se creuser et mes sombres pensées se sont elles aussi éloignées. Le Liban n’a bientôt plus été qu’une misérable carcasse engloutie dans le limon de ma mémoire. Habitée de bonites et de rascasses, incrustée de gorgones multicolores, elle a bientôt disparu dans les grands fonds. Il n'a plus resté d’elle que de scintillantes lucioles qui vagabondaient sur les flots.
Un chapelet de lumières clignotait aussi devant nous. Était-ce Cannes déjà ?
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