Menton, mercredi 14 juillet 1909 (suite)
Louis de Beaujeu nous a rejoints sur La Sarrasine ce samedi matin. Nous sommes au complet maintenant, un peu plus nombreux cette année que l’été dernier. Notre maître de bord a engagé à son service un mousse supplémentaire, Zénon ; et un nouveau chef cuisinier, Joël ; car Lenot n’était pas libre ce mois-ci.
Bérénice de Beaujeu a tenu à emmener avec elle son propre équipage, Émilienne et Noémie. Ensemble, les deux gouvernantes rient sous cape des petites facéties qu’elles manigancent derrière le dos de leur maîtresse, tout en s’activant à leur ouvrage. Mais Suzanne, notre chère Suzanne, qui était avec nous l’an passé, est entrée dans les ordres. Elle a rejoint un couvent de carmélites déchaussées, perdu quelque part en Castille. Je la savais excentrique, mais jamais je n’aurais imaginé qu’elle l’était par vocation. Tout de même, elle va nous manquer affreusement.
Nous avons mis le cap sur Cannes où nous ferons escale demain dimanche. Pour moi, qui brûle du désir de filer pleins nœuds sur la Corse, cette première étape n’est pas pour me ravir. La traversée est délicieuse et rien, aucun obstacle ne nous aurait empêché de rejoindre au plus vite les côtes de l’île. Mais Monsieur de Beaujeu est catégorique, il veut ménager son monde et il n’est pas question de modifier l’itinéraire prévu.
Bérénice de Beaujeu est charmante. C’est une belle femme, élégante et élancée. Elle arbore des toilettes mousseuses et légères et surtout chapeaux à larges bords avec perruches et voilettes qui protègent des excès de lumière la peau claire et diaphane de son visage. Elle se sent un peu lasse et passe de longues heures sur son transatlantique dont elle change régulièrement l’orientation en fonction de la position du soleil. Bérénice semble ailleurs, absorbée dans le souvenir de son récent voyage aux Indes. Pourtant, elle n’aurait pour rien au monde renoncé à sa croisière le long des côtes de Corse. Noémie aussi est fatiguée. Les raisons en sont probablement le travail exigé par les préparatifs du voyage et le soin particulier qu’elle a dû mettre à ne rien oublier. C’est que ce n’est pas une mince affaire que celle de boucler les malles de Madame, ordonnées pour un mois et demi de vagabondages.
Pour moi, m’étant reposée quelques jours dans notre belle campagne de Provence, je ne me sens pas le moins du monde fatiguée et mon oisiveté n’est qu’illusoire. Je m’octroie de longs moments de travail à l’écart des autres, de longs moments d’écriture. Munie de mon nécessaire de voyage en osier tressé du Tonkin, équipée de mes plumes, encres et cahiers d’écolière, je m’installe sur le pont avant et passe des heures allongée sur mon transatlantique, toute à mes observations et notations. J’ai pris cette année la résolution de faire mes gammes au jour le jour et de croquer quelques paysages au gré de mon inspiration. Parviendrai-je à me soumettre à cette décision bien sévère ?
SUITE, LE TOUR DE CORSE À LA VOILE, 3
RETOUR VERS L'AVANT-PROPOS de ce Journal de croisière de la Belle Époque
Jeune enfant, lors de mes séjours en Bretagne, il me semble avoir entendu prononcer le nom de Bérénice de Beaujeu. Qui aurait été représentée (cachée derrière ses voiles) sur une toile actuellement conservée au musée des Beaux-Arts de Brest et intitulée Trois femmes dans le Parc de Versailles. Une toile de Paul Cesar Helleu datant de 1908. N’aurait-elle pas aussi inspiré le personnage de Bérénice dans Aurélien de Aragon ?
Avec mes pensées les plus courtoises,
Bertrand
Rédigé par : Bertrand | 14 décembre 2006 à 17:09
Merci de partager avec nous cette jolie nouvelle. Petite colombe de l'hiver, éternel symbole de paix en cette période retrouvée de la Nativité.
Beaucoup de bonheur à vous tous.
Amitiés
Rédigé par : Pascale | 15 décembre 2006 à 10:27
c'est absolument délicieux
Rédigé par : brigetoun | 15 décembre 2006 à 12:35
Je fais la mise en ligne de votre commentaire pendant qu'Angèle est dans l'avion entre Bastia et Paris. Oui, brigetoun, d'accord avec vous. C'est délicieusement rétro. Je travaille actuellement sur le découpage. Impossible de savoir encore le nombre d'épisodes que comportera ce Journal de croisière. Mais sûrement une bonne centaine si mes calculs sont bons...
Rédigé par : Webmestre de TdF | 15 décembre 2006 à 13:19