Menton, mercredi 14 juillet 1909 *
Quatre jours déjà que La Sarrasine a quitté le port de Marseille. Quatre jours qu'elle croise le long des côtes déchiquetées du littoral, cabote entre les îles au large des calanques. Depuis samedi matin, jour de notre départ, mer et ciel se confondent, noyés dans une même étendue uniformément bleue. C’est notre seconde croisière. Comme l’été dernier, c’est Louis de Beaujeu qui préside aux opérations de bord. La vie sur le voilier glisse agréablement. Chacun se laisse porter par la continuité des jours jusqu’à l’étirement sans fin de l’horizon.
Quelque chose pourtant a changé. Quelque chose d’imperceptible. L’émotion qui était la nôtre l’an dernier à pareille époque n’est plus tout à fait la même. Le degré d’exaltation est moindre, du moins à ce qu’il m’en semble. C’est sans doute que la mer est devenue une amie. Une confidente qui berce nos rêves libérés de l’anxiété qui jadis nous étreignait. Nous nous laissons porter par le chant régulier des flots, bercés de nonchalance et de vague paresse. Quel calme soudain que celui qui enveloppe l’espace et baigne les ondes ! Quel contraste avec l’agitation de ces derniers jours passés à boucler coffres et malles et à courir la ville, comme prise, elle aussi, d’une irrépressible fureur ! Je savoure à part moi le bonheur que procure ce calme à mon esprit. Sur les flots, je me sens délestée de mes propres limites. Pas seulement libérée des contraintes qui entravent la vie de tous les jours. Non, c’est bien autre chose qu’il nous faut entendre. Quelque chose de plus que ce qui arrime chacun de nous au bourdonnement de ruche de la cité et à ses exigences de gorgone. La mer apaise mes sens inquiets, d’ordinaire en alarme. À bord du voilier, j’oublie que je suis un être de chair, en proie à bien des désordres interdits. Encore que, voguant vers la Corse, il ne faut jurer de rien. Qui sait quelles surprises me réserve l’île et de quels charmes vénéneux elle se prépare peut-être à m’abreuver ?
* Note d’Angèle :
Je n’ai pas très bien compris l’intercohérence entre dates, moment de l’écriture et lieu de l’écriture. Selon toute vraisemblance, la jeune diariste, une fois arrivée à l’escale de Menton (mardi 13 juillet), a remis au propre dès le lendemain (mercredi 14 juillet) des notes prises sur le vif au cours des premiers jours de croisière.
Autre sujet d’interrogation : le choix du trajet. Il est difficile de comprendre les raisons pour lesquelles Louis de Beaujeu a choisi, pour se rendre en Corse, de longer la côte jusqu’à Menton. Elisabeth de Saveran n’apporte pas davantage d’éclaircissements sur ce point que sur le précédent.
SUITE, LE TOUR DE CORSE À LA VOILE, 2
RETOUR VERS L'AVANT-PROPOS de ce Journal de croisière de la Belle Époque
Superbe écriture...
Ce feuilleton va enchanter l'amoureuse de la marine à voile que je suis.
oui, en mer (j'ai fait La Rochelle-Guadeloupe en voilier)
on se sent délesté de tout
en communion avec toute chose
sans limites.
...
merci du cadeau.
Rédigé par : Viviane | 08 décembre 2006 à 10:20
il n'est pas prévu une publication papier ?
Rédigé par : brigetoun | 08 décembre 2006 à 11:41
Pas pour l'instant, brigetoun, mais c'est tout à fait envisageable, plusieurs éditeurs ayant déjà pris langue avec Angèle Paoli. Reste à convaincre Angèle, qui trouve son bonheur dans l'insolente liberté que lui procure la Toile, et n'est prête à aucune compromission. Elles sont comme ça, les Cap-Corsines...
Pour ma part, je pourrais aussi proposer une autoédition, si votre demande était partagée par suffisamment de lectrices et lecteurs de TdF. La question reste donc ouverte...
Rédigé par : Webmestre de TdF | 08 décembre 2006 à 12:25