Chroniques de femmes - EDITO
La Pensée de midi, novembre 2006
La Pensée de midi/« Qui menace qui ? »
Le numéro 19 de La Pensée de midi, numéro de novembre, propose un important dossier consacré aux pays du Sud de la Méditerranée. Pays confrontés aux formes kaléidoscopiques et aux définitions mouvantes et plurielles de la liberté.
Présenté par Thierry Fabre, l’éditorial pose la question brûlante « Qui menace qui ? ». Menacé par les interventions américano-israéliennes, le « nouveau » Moyen-Orient l’est aussi par ses propres contradictions. Face à l’urgence de la situation et à la complexité du débat, il revient à chacun de déplacer son point de vue et aux différents pays impliqués dans le conflit de prendre leurs responsabilités.
Le dossier de Thierry Fabre invite chacun à se mettre à l’écoute des voix venues de ce « nouveau » Moyen-Orient. Cinq pays, cinq auteurs apportent témoignages et analyses. À quoi il faut ajouter des articles sur le Coran - « À lire sans soumission » - et plusieurs entretiens portant sur l’islam et les mouvements islamistes.
À l’intérieur de ce dossier dense et difficile, deux textes m’ont particulièrement touchée. Celui de Najwa Barakat et celui de Ghania Mouffok.
Najwa Barakat ou « Les libertés déchirées »
Dénonçant le galvaudage du mot « Liberté », la romancière libanaise Najwa Barakat crie sa souffrance et son effroi. Son désespoir et sa révolte. Quel sens donner encore au mot « liberté » quand la violence aveugle s’abat sans fin sur le Liban ? Najwa Barakat énumère alors dans une sorte de litanie douloureuse les dates fatidiques qui ont jalonné l’été meurtrier 2006. Le Liban déchiré s’abîme dans une partie sans cesse rejouée où les victimes d’antan ont endossé l’habit des bourreaux d’aujourd’hui.
Dans un ultime cri de révolte, Najawa Barakat s’adresse à Israël et le conjure de sortir de son aveuglement. Afin qu’il cesse de pousser « ses enfants dans le précipice de la haine de l’autre ».
Ghania Mouffok ou « Algérie, les barbelés de la mémoire »
Dans l’article consacré à l’Algérie, la journaliste algérienne Ghania Mouffok s’interroge sur le retour constant des dictatures et sur le rôle que la mémoire joue dans ce retour. Poursuivant son analyse, elle constate que la dictature élit domicile dans chacun de nous. Pour qui en effet se complaît dans le mensonge et dans l’illusion, vivre dans la dictature est chose aisée. Construit comme un apologue, l’article de la journaliste s’ouvre sur la misère d’un petit chien des douars, enchaîné à la tyrannie d’un maître qui n’a de cesse que de le rendre « méchant ». Et de conclure en disant : « Vous savez, les chiots, quand on les enchaîne, avant de devenir méchants, ils sont d’abord malheureux. »
Comment ne pas lire dans cette histoire l’écho de celle d’un maître dont le comportement s’explique par l’histoire violente qu’il a lui-même vécue ?
L’article de Ghania Mouffok est l’histoire d’une transmission, chacun tyrannisant l’autre à son tour, évoluant de tyrannisé à tyran. De génération en génération, les peurs stigmatisent les esprits, annihilent les ambitions réduites à des questions de survie. Un constat tragique qui fait de l’amnésie la seule garante de la paix.
Pourtant, c’est au cœur même de la mémoire que se cache la liberté, une mémoire d’avant la tyrannie et une liberté qu’aucun tyran ne saurait endiguer. Mais le temps presse. Il faut tout « réapprendre » avant qu’il ne soit définitivement trop tard.
Driss El Yazami ou « La parole libérée »
Intitulé « La parole libérée », le dossier sur le Maroc est d’une tout autre teneur. Il s’agit du rapport final de l’I E R, l’Instance Équité et Réconciliation. Créée par le Roi Mohammed VI en janvier 2004, l’I E R a été confiée à Driss El Yazami – rédacteur en chef de la revue Migrance, délégué générale des Génériques - et à son équipe. Le dossier a été transmis au roi Mohammed VI le 30 novembre 2005.
De type informatif, très précis et très documenté, l’IER fait état des différentes démarches et investigations entreprises pour rassembler le matériau historique sur les violations des droits de l’homme au Maroc depuis près d’un demi-siècle. Autre aspect évoqué par ce rapport, les obstacles rencontrés par les membres de l’IER pour établir un dossier complet et sûr. En réalité, un dossier toujours brûlant malgré l’importante indemnisation allouée aux victimes de la répression. Enfin, dernier point important, le rapport fait état des réformes urgentes à mettre en place dans le domaine de la justice, de la législation, de la politique pénale. Avec pour objectif à atteindre, la consolidation de l’Etat de droit et la garantie de la non-répétition des exactions commises par le passé.
Cependant, nombreuses sont les contraintes qui pèsent sur les projets de réforme du Maroc :
• L’affirmation d’un islam politique ;
• Le contexte régional et la crise algéro-marocaine ;
• L’ampleur des défis socio- économiques à relever.
Un ensemble d’obstacles à surmonter, pour lesquels l’IER a un double rôle à jouer : un rôle de levier et un rôle d’accélérateur. Tous deux également décisifs pour l’avenir du Maroc.
Larbi Chouikha ou « Tunisie : les chimères libérales »
Ph., G.AdC
Dans le dossier, « Tunisie : les chimères libérales », Larbi Chouikha, « professeur en communication à l’université de la Manouba à Tunis » dénonce l’autoritarisme croissant dans lequel s’enfonce son pays.
Derrière une tradition libérale et des apparences favorables au développement, derrière des conditions matérielles exceptionnelles face à ses voisins, Algérie et Maroc, la Tunisie cache une tout autre réalité. Si elle affiche une démocratie pluraliste, ce n’est que pure tactique du pouvoir en place. Toute perspective d’alternance politique est exclue. L’illusion du libéralisme touche bien d’autres domaines. Celui notamment des médias, qui, en dépit des apparences extérieures, se trouve sous contrôle de l’État. La Tunisie offre en définitive un contraste saisissant entre l’image qu’elle veut donner d’elle-même et la réalité qui se cache derrière cette image.
Si de nombreux indices plaident en faveur d’une Tunisie « mûre pour la démocratie », d’autres au contraire sont là pour prouver que « l’état des libertés s’est considérablement dégradé au cours des années 1970-1980 ».
Traversée par des contradictions et des luttes qu’elle ne parvient pas à résoudre, la Tunisie s’enfonce dans un état de crise qui exacerbe durablement « frustrations et individuation ». Une situation qui compromet gravement l’émergence d’une véritable société civile indépendante.
Altan Gokalp ou « Les tabous d’une démocratie »
Dernière pièce au dossier des pays du sud de la Méditerranée : la Turquie, avec un article intitulé : « Les tabous d’une démocratie ».
Appuyant son propos sur les nombreuses acceptions linguistiques du mot « liberté » en langue turque, l’anthropologue Altan Gokalp souligne la difficulté qu’il y a de cerner le concept de « liberté » au sein des horizons multiples de ce pays. La Liberté constitue un véritable défi pour la Turquie. Un défi d’autant plus complexe à mener à bien qu’il y a de multiples formes de libertés.
La Turquie, qui a fait le choix de la démocratie à l’occidentale, se trouve confrontée à de nombreuses contradictions. Où s’opposent idéal et réalité.
Quelles sont donc les lignes de fracture où l’exercice des libertés pose problème en Turquie ? Telle est la question posée par Altan Gokalp.
La première ligne de faille est celle qui oppose islam et laïcité. Dans un pays où continue de s’exercer la loi laïcarde kémaliste, la mobilisation islamiste rassemble 30% de la base électorale du pays.
La seconde ligne de faille est celle des symboles de la république auxquels la Turquie est très attachée. Toute insulte, si minime soit elle, est passible de répression.
Viennent ensuite trois espaces d’obstacles qui divisent la société turque :
• La question kurde ;
• L’ultranationalisme ;
• L’islamisme radical.
À quoi s’ajoutent la question chypriote et le génocide arménien. Autant d’épines qui exacerbent la nation turque et entravent les libertés.
La liberté. Quels horizons ?
Constitué de plusieurs entretiens menés par Thierry Fabre, la suite de ce dossier pose directement la question de la liberté ou des libertés. Quel rapport la démocratie entretient-elle avec la ou les formes que prend la liberté dans les différents pays impliqués dans la crise ? La liberté est-elle encore possible au Moyen-Orient ?
Pour François Burgat, chercheur au CNRS, l’essentiel du problème provient de la focalisation du regard occidental sur une minorité aveuglée par l’intégrisme. Selon le chercheur, l’islam est tout à fait capable de produire un « universel » compatible avec « nos valeurs ». « Faire progresser la justice sociale, le respect des minorités ou la cause des femmes en se servant de références empruntées au vaste registre de la culture musulmane, y compris dans sa dimension religieuse », est de l’ordre du possible. Il est donc grand temps de changer notre regard sur l’islam politique.
Pour Bruno Etienne, professeur de sciences politiques, « le problème numéro un de ces pays tient davantage à la dictature, au despotisme… de la rente pétrolière qu’à l’islam en soi. »
Selon Rashid Khalidi, enfin, titulaire de la chaire Edward–Said à l’université de Columbia, si la liberté est en péril au Moyen-Orient, elle l’est tout autant aux États-Unis en raison de la politique menée en Irak et ailleurs par le président Bush. Quant à l’évolution démocratique, elle est davantage mise en péril par les conditions actuelles de la crise que par les partis tels que le Hamas, le Hezbollah ou les Frères musulmans. L’auteur de L’Empire aveuglé reconnaissant par ailleurs que les trois partis en question ne sont pas, loin s'en faut, des modèles d’avant-gardisme.
À l’issue de la lecture de ce dossier, il est difficile de se laisser convaincre par la teneur des propos engagés. Et si nul ne songe à remettre en question la bonne foi des interlocuteurs de Thierry Fabre, peut-on considérer qu’elle suffit à elle seule à fonder une argumentation ? Le plus grand mérite de ce dossier revient, selon moi, au rédacteur en chef de La Pensée de midi, à Thierry Fabre qui sans cesse pose et repose - avec obstination et précision - les mêmes lancinantes questions. Sans qu’il soit possible, hélas, d’entrevoir en retour une once d’espoir.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
Voir aussi : - (dans le Magazine de Zazieweb) Revue des revues V : La pensée de midi. Penser le monde méditerranéen, par Angèle Paoli. |
Retour au répertoire de décembre 2006
Commentaires