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3 décembre 1933.
Assez de lumière pour écrire, un feu, une couverture en peau de mouton, du raki - on n’a besoin de rien de plus ni de moins, nous en avons fait très précieusement l’expérience. Dehors il y a de la neige, dans la cour du Seldçuk Palas les dindons courent de-ci de-là, le cou tout hérissé. Au-dessus des toits, la coupole rose pâle d’une mosquée se détache dans un ciel gris broyé de flocons de neige-spectacle d’une envoûtante tristesse.
Depuis Ankara nous avons passé vingt-quatre heures de chemin de fer. À Eskişehir, les fenêtres de la raffinerie de sucre étaient éclairées et une fumée rougeoyante sortait des cheminées. Des ouvriers en manteau de fourrure se tenaient sur le talus, là où l’on construit un silo à grain. Un jeune ingénieur autrichien dont nous avions fait la connaissance à Ankara supervisait les travaux. Il vint nous chercher à la gare. C’est dans un baraquement baptisé « Bufé » que nous attendîmes en sa compagnie le train de nuit en provenance de Haydarpaşa* […]
Il se mit à neiger pendant toute notre visite au monastère des derviches. Nous étions dans la haute salle sombre où, sous la première des coupoles rondes, se trouve leur mosquée. C’est sous la seconde qu’ils tournaient. Ils évoluaient dans leurs longues tuniques vertes, un bras posé sur la poitrine, l’autre tendu, la tête légèrement rejetée en arrière, comme leur maître Calaleddin** le leur avait enseigné. Il était aussi poète, il chantait les étoiles et le cœur des hommes prisonniers du cercle du désir. Et maintenant il repose sur un catafalque gigantesque aux côtés de son fils, dans la splendeur d’une crypte mortuaire, sous la voûte de la tour verte dont les murs sont couverts de versets calligraphiés en or et en diverses couleurs, et dont les colonnes magnifiquement décorées se perdent dans l’obscurité. Des lampes à huile et des vases d’argent ciselé sont suspendus au plafond, on foule des tapis anciens de Smyrne, de Kula, de Perse et d’Afghanistan, mais sur l’énorme sarcophage du saint et de son fils est étendu un drap noir, et à leur tête sont posés les turbans noirs qui rappellent les coupoles d’une mosquée.
D’ordinaire, les Turcs pratiquent peu le culte des morts; ici il est d’une solennelle horreur. Tout autour du grand Calaleddin reposent ses fils, dans soixante-cinq sarcophages de pierre et de marbre recouverts de faïences, de tapis et de tissus précieux.
C’est maintenant un musée. On nous a tout montré : les livres et les vêtements, les somptueuses étoffes persanes, les tapis de soie de Bursa, ceux de Smyrne, grands mais plus ternes, les manteaux brodés de Yörük***, les portes sculptées, les kilims, les parchemins sacrés. Face à la page peinte d’un livre on aurait pu tout oublier, comme lorsqu’on écoute de la musique. C’était bien la même sorte de douce dissolution, de ravissement que produisaient ces vrilles dorées sur fond bleu, ces bourgeons merveilleusement répartis, ces arabesques, ces entrelacs et cette omniprésence de l’ornementation… ou encore l’or seul sur le parchemin mat…Mais à l’endroit où les derviches tournaient s’étendent de grands tapis clairs aux motifs gris foncé moins nombreux et plus simples. […]
Il neigeait à gros flocons humides. Nous sommes entrés dans un hammam. On nous fit traverser de petites pièces basses surmontées d’un dôme où la chaleur était étouffante. Des serviettes étaient étalées sur les bancs de pierre ; dans de petites niches latérales on séchait et massait les clients. En haut, au-dessus des lits, était suspendue la photo du Ghazi-la seule qui existe.
Vinrent ensuite d’anciennes et superbes portes de mosquées que j’avais vues sur des photographies - éclairées par le soleil, avec des ombres noires tombant obliquement.
« Mais il neige », dis-je.
Des enfants nous suivaient pieds nus, et des vieillards lavaient leurs pieds bleuis par le froid à de petites fontaines. Nous croisions des voitures chargées de sacs, et chacun était recouvert d’un peu de neige. Les cochers portaient des pelisses de mouton blanches, le cuir tourné vers l’extérieur, et brandissaient leurs fouets ; les chevaux avançaient de leur mieux. Tandis que, dans une ruelle latérale, nous contemplions la porte d’une médersa (une école ancienne), un fiacre passa, tiré par des chevaux qui trottaient sans bruit ; sous la capote était assise une jeune femme très belle.
Pour finir, nous avons vu la mosquée au toit rose pâle. Le ciel gris de neige était déjà bouché. Et la nuit tomba aussitôt. Nuit d’hiver à Konya. Je suis contente de pouvoir écrire en buvant du raki. Mais maintenant j’ai terminé. Il nous faut remettre du bois dans le poêle. La nuit sera encore longue.
Annemarie Schwarzenbach, Konia, Hiver au Proche-Orient, Payot, 2006, pp. 57-61.
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* Gare d’Istanbul, côté anatolien.
** Mevlana Calaleddin Rumi (1207-1273) fut le fondateur de la confrérie des derviches tourneurs.
*** Mot désignant un type de nomades du Sud ― à côté des Türkmen et des Tahtaclar. L’artisanat yörük est lié à l’élevage : les femmes filent et tissent la laine pour confectionner divers articles (tapis, sacs, vêtements, etc…).
Bravo de parler d'Annemarie elle est intemporelle et reste mon écrivain favori. A quand une prochaine traduction ? Il existe encore de nombreux ouvrages non traduits d'Annemarie Schwarzenbach car rédigés en allemand. Annemarie étant née à Zurich (Suisse allemande).
Rédigé par : Afficionada | 05 décembre 2006 à 10:13
Je viens justement de mettre en ligne un article sur Elle, tant aimée de Melania G. Mazzucco. Un récit biographique consacré à Annemarie Schwarzenbach. L'avez-vous lu ?
Amicizia
Angèle
Rédigé par : Angèle Paoli | 06 décembre 2006 à 00:38
En réponse à votre question sur Annemarie au lieu de Anne-Marie sur le très beau site mylilith..., j'ignore pourquoi le prénom est écrit en un seul mot. Sans doute est-ce ainsi en suisse allemand puisque Annemarie est née à Zurich ! J'avoue que je l'écrivais à la française donc en deux mots et puis lisant ses livres sans cesse je me suis prise au jeu et mes articles sur elle me font écrire son prénom en un seul mot désormais. Je me suis en quelque sorte "schwarzenbachnisée" :))))
Rédigé par : Shawn MIR | 06 décembre 2006 à 03:24
Oui j'ai lu votre commentaire sur le récit biographique concernant Annemarie.
Cependant d'après mes sources, je doute fort d'une relation sentimentalo/sexuelle d'Annemarie avec Carson. Il s'agirait à mon sens d'un coup de foudre de cette dernière pour Annemarie, laquelle ne la paiera qu'en amitié intense vu sa rupture mouvementée d'avec Von Opel.
Quant à la biographie, si elle se fonde sur de nombreuses recherches, elle est néanmoins fort romancée et s'éloigne de beaucoup de la réalité !
Rédigé par : Shawn MIR | 25 décembre 2006 à 22:18