Le
7 décembre 1912,
Franz Kafka met un point final à son manuscrit de
La Métamorphose, dont il avait entrepris la rédaction le 17 novembre.
Dans la nuit qui suit (nuit du 7 au 8 décembre 1912), Franz Kafka écrit à Felice. Il lui fait le récit de deux rêves, « pleins de détails qui continuent d’agiter leurs menaces » en lui.
Voici le récit du second rêve.
Source
« Dans le deuxième rêve, tu étais aveugle. Une institution d’aveugles de Berlin faisait une excursion en groupe dans un village où j’étais en villégiature avec ma mère. Nous habitions une maisonnette en bois, dont la fenêtre m’a laissé un souvenir précis. Cette maisonnette s’élevait au milieu d’une propriété située sur une pente. À gauche, en partant de la maison, il y avait une véranda vitrée où la plupart des jeunes aveugles avaient leur logement. Je savais que tu étais parmi elles et j’avais la tête pleine de projets confus sur la façon dont je pourrais bien m’y prendre pour te rencontrer et te parler. Continuellement, je quittais notre maisonnette, j’enjambais la planche qui était posée devant la porte sur le sol fangeux, et, continuellement indécis, je rentrais sans t’avoir vue. Ma mère, elle aussi, allait et venait sans but, elle avait un vêtement très uni, une sorte de robe de religieuse, et les bras non pas exactement croisés, mais posés sur la poitrine. Elle prétendait recevoir des jeunes filles aveugles toutes sortes de services, et, à cet égard, elle donnait la préférence à une jeune fille en robe noire qui avait le visage rond, mais dont une joue était marquée d’une cicatrice si profonde que le visage paraissait avoir été complètement lacéré. Ma mère faisait l’éloge de l’intelligence et du dévouement de cette fille également à mon intention, je la regardais aussi de mon côté et j’approuvais de la tête, mais en pensant uniquement au fait qu’étant ta collègue elle saurait probablement où te trouver. Subitement, tout ce calme relatif prenait fin, peut-être sonnait-on le départ, en tout cas l’institution devait se remettre en route. Du coup, je me décidais aussi et je courais le long de la pente en empruntant une petite porte percée dans un mur, parce que j’avais cru voir que le départ se ferait dans cette direction. En bas, il est vrai, je trouvais un bon nombre de petits garçons aveugles accompagnés de leur maître et mis en rangs. J’allais et venais derrière eux, pensant que, maintenant, toute l’institution allait les rejoindre, de sorte qu’il me serait facile de te trouver et de t’adresser la parole. Sûrement je m’attardais un peu trop longtemps à cet endroit, de plus je négligeais de me renseigner sur la façon dont le départ devait s’accomplir, et puis je gaspillais mon temps à regarder démailloter et emmailloter un nourrisson aveugle qu’on avait posé sur un socle de pierre (car, dans cette institution tous les âges étaient représentés). Mais le silence qui régnait partout ailleurs finissait par me devenir suspect et je me renseignais auprès du maître, à qui je demandais pourquoi le reste de l’institution ne venait pas. J’apprenais alors à ma grande frayeur que seuls les petits garçons devaient partir d’ici, alors que tous les autres devaient sortir par l’autre issue, tout en haut de la montagne. Pour me consoler, il ajoutait – en criant derrière moi, car je courais déjà comme un fou - que je pourrais peut-être encore arriver à temps, car le rassemblement des jeunes filles aveugles prenait naturellement un temps considérable. Je gravissais donc en courant le chemin qui longeait un mur nu et qui, maintenant, était extraordinairement abrupt et ensoleillé. Tout à coup, je tenais à la main un énorme code autrichien, que j’avais beaucoup de peine à porter, mais quoi devait m’aider d’une façon ou d’une autre à te trouver et à te parler comme il fallait. En chemin, cependant, il me venait à l’esprit que, du moment que tu étais aveugle, mon extérieur et mes manières seraient fort heureusement sans influence sur l’impression que je te ferais. Après cette réflexion, je n’aurais rien tant aimé que de me débarrasser du code, en quoi je voyais un fardeau inutile. Enfin, j’arrivais en haut ; effectivement il restait beaucoup de temps, le premier couple n’avait même pas encore dépassé la porte d’entrée. Je me tenais donc prêt, déjà je voyais approcher en pensée au milieu de la foule des jeunes filles, les paupières baissées, raide et muette.
À ce moment, je me suis réveillé tout fiévreux et désespéré de te savoir si loin de moi. »
Franz Kafka, Lettres à Felice, 7 au 8 décembre 1912, in Œuvres complètes, IV, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1989, pp. 135-137.
COMMENTAIRE
La correspondance de Franz Kafka avec Felice Bauer s’étend de septembre 1912 à octobre 1917. Remise par Felice elle-même aux éditions Schocken (1955), cette correspondance a été publiée en 1967, sept ans après la mort de Felice (1960). Cet échange épistolaire rend compte de la complexité d’une relation amoureuse fictive, fondée sur l’ambiguïté des sentiments, les mensonges et les remords. Passion imaginaire que Kafka s’était inventée pour Felice. Au lendemain de leur première rencontre, le 13 août 1912, à Prague, chez Max Brod, ami de Franz.
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