Flaubert et Louise Colet
Source
[Croisset,] nuit de jeudi, 1 heure.
[16 décembre 1852.]
Qu’as-tu donc, pauvre chérie, avec ta santé ?
Qu’est-ce que tous ces vomissements, maux de ventre, etc. Je suis sûr que tu as été tout près de faire quelque sottise. Je voudrais bien te savoir remise, complètement. Mais n’importe, je ne te cache pas que l’arrivée des Anglais m’a été une grande joie. Fasse le dieu des coïts que jamais je ne repasse par de pareilles angoisses. Je ne sais pas comment je n’en suis pas tombé malade comme on dit. Je me mangeais le sang, en souhaitant le sien. Mais la joie que j’ai eue ensuite m’a été, je crois, profitable.
Depuis samedi j’ai travaillé de grand cœur et d’une façon débordante, lyrique. C’est peut-être une atroce ratatouille. Tant pis, ça m’amuse pour le moment, dussé-je plus tard tout effacer, comme cela m’est arrivé maintes fois. Je suis en train d’écrire une visite à une nourrice. On va par un petit sentier et on revient par un autre. Je marche, comme tu le vois, sur les brisées du Livre posthume ; mais je crois que le parallèle ne m’écrasera pas. Cela sent un peu mieux la campagne, le fumier et les couchettes que la page de notre ami. Tous les Parisiens voient la nature d’une façon élégiaque et proprette, sans beaucoup de vaches et d’orties. Ils l’aiment, comme les prisonniers, d’un amour niais et enfantin. Cela se gagne tout jeune sous les arbres des Tuileries. Je me rappelle, à ce propos, une cousine de mon père qui, venant une seule fois (la seule que je l’aie vue) nous faire visite à Déville, humait, s’extasiait, admirait. « Oh ! mon cousin, me dit-elle, faites-moi donc le plaisir de me mettre un peu de fumier dans mon mouchoir de poche ; j’adore cette odeur-là. » Mais nous que la campagne a toujours embêtés et qui l’avons toujours vue, comme nous en connaissons d’une façon plus rassise toutes les saveurs et toutes les mélancolies ! […]
T’aperçois-tu que je deviens moraliste ! Est-ce un signe de vieillesse ? Mais je tourne certainement à la haute comédie. J’ai quelquefois des prurits atroces d’engueuler les humains et je le ferai à quelque jour, dans dix ans d’ici, dans quelque long roman à cadre large ; en attendant, une vieille idée m’est revenue, à savoir celle de mon Dictionnaire des idées reçues (sais-tu ce que c’est ?). La préface surtout m’excite fort, de la manière dont je la conçois (ce serait tout un livre), aucune loi ne pourrait me mordre quoique j’y attaquerais tout. Ce serait la glorification historique de tout ce qu’on approuve. J’y démontrerais que les majorités ont toujours eu raison, les minorités toujours tort. J’immolerais les grands hommes aux imbéciles, les martyrs à tous les bourreaux, et cela dans un style poussé à outrance, à fusées. Ainsi, pour la littérature, j’établirais, ce qui serait facile, que le médiocre, étant à la portée de tous, est le seul légitime et qu’il faut donc honnir toute espèce d’originalité comme dangereuse, sotte, etc. Cette apologie de la canaillerie humaine sur toutes ses faces, ironique et hurlante d’un bout à l’autre, pleine de citations, de preuves (qui prouveraient le contraire) et de textes effrayants (ce serait si facile), est dans le but, dirais-je, d’en finir une fois pour toutes avec les excentricités, quelles qu’elles soient. Je rentrerais par là dans l’idée démocratique moderne d’égalité, dans le mot de Fourier que les grands hommes deviendront inutiles ; et c’est dans ce but, dirais-je, que ce livre est fait. On y trouverait donc, par ordre alphabétique, sur tous les sujets possibles, tout ce qu’il faut dire en société pour être un homme convenable et aimable.
Ainsi on trouverait :
ARTISTES : sont tous désintéressés.
LANGOUSTE : femelle du homard.
FRANCE : veut un bras de fer pour être régie.
BOSSUET : est l’aigle de Meaux.
FÉNELON : est le cygne de Cambrai.
NÉGRESSES : sont plus chaudes que les blanches.
ÉRECTION : ne se dit qu’en parlant des monuments, etc.
Je crois que l’ensemble serait formidable comme plomb. Il faudrait que, dans tout le cours du livre, il n’y eût pas un mot de mon cru, et qu’une fois qu’on l’aurait lu on n’osât plus en parler, de peur de dire naturellement une des phrases qui s’y trouvent. Quelques articles, du reste, pourraient prêter à des développements splendides, comme ceux de HOMME, FEMME, AMI, POLITIQUE, MŒURS, MAGISTRAT. On pourrait d’ailleurs, en quelques lignes, faire des types et montrer non seulement ce qu’il faut dire, mais ce qu’il faut paraître […]
Pioche bien La Paysanne ; passes-y encore une semaine, ne te dépêche pas, revois tout, épluche-toi ; apprends à te critiquer toi-même, ma chère sauvage. Adieu, il est bien tard, mille baisers, porte-toi mieux. À toi, cher amour.
Gustave Flaubert, Correspondance, Gallimard, Collection folio classique, 1998, pp. 211-215. Choix et présentation de Bernard Masson.
amusant ! j'aime la correspondance de Flaubert, et pour un petit concours pour lequel une quinzaine de blogueurs proposent chaque année une page d'un livre (chez http://huuan.blog.lemonde.fr/), j'ai proposé le début de cette lettre (sauf les premières phrases) et surtout le passage à la suite, où il parle de la nécessité pour le style d'être "couillu".
Rédigé par : brigetoun | 17 décembre 2006 à 14:42
La lettre à Louise Colet du 16 décembre 1852 ou celle du 15 juillet 1853 ?
Rédigé par : Webmestre de TdF | 17 décembre 2006 à 15:08
FRANCE : "veut un bras de fer pour être régie."
Fait frissonner par les temps qui courent......
Rédigé par : Florence Trocmé | 21 décembre 2006 à 10:51
Brigetoun, superbe choix que celui de cette page de Flaubert. On est bien loin, dans l'approche stylistique proposée par le grand maître, des frilosités et constipations chroniques de certains de nos écrivains d'aujourd'hui. Pas mal non plus le texte de Bohumil Hrabal. Merci pour ce lien qui m'a permis de lire /relire/et l'un et l'autre. De les relier.
Florence, j'ai frémi de même en lisant la phrase que tu mets en relief. Le fait de retrouver dans l'époque de Flaubert de semblables échos n'est pas non plus pour me rassurer.
Rédigé par : Angèle Paoli | 22 décembre 2006 à 23:08