Le
14 décembre 1955 naît à Saint-Cloud
Hervé Guibert.
Journaliste, photographe et écrivain, mort du sida à trente-six ans, Hervé Guibert ne figure dans aucune anthologie littéraire. Il a publié plusieurs romans aux Éditions de Minuit :
L’Image fantôme,
Les Aventures singulières,
Les Chiens,
Voyage avec deux enfants,
Les Lubies d’Arthur. En 1985 paraît son septième ouvrage romanesque,
Des aveugles, aux éditions Gallimard.
EXTRAIT
J’avais remarqué que mes aveugles, qui me tendaient dès que j’arrivais leurs propres coupures de journaux préparées par des parents ou des professeurs, ne se plaisaient qu’à des récits d’épouvante, ceux qui détaillaient les tortures, l’indigence, les viols, l’insalubrité, les massacres, la prostitution et les épidémies. De mon côté, je me risquai avec quelques-uns de mes textes favoris. Mais ils les endormaient. Et je remarquais moi-même, à ma propre lecture, que des textes que j’avais adorés et lus et relus sans déception s’effondraient soudain, réellement, dans l’écoute des aveugles - elle était une sorte d’ultime examen à la résistance d’un texte. J’avais changé ma tactique, je m’asséchais maintenant la bouche avec du gros sel pour torturer la lecture. Je le croquais au dernier moment dans le couloir, les veilleuses semblaient encore l’obscurcir, anéantissant les dernières filtrations des verrières. J’étais accueilli, tout au bout, placé sous une lampe dans l’encadrure de la porte qui menait aux cuisines, par un nain en pull rouge qui me saluait de façon complaisante. Puis je montais l’escalier dans la pénombre. Je m’arrangeais pour avoir un peu d’avance et je me plantais devant la porte opposée à celle de la salle où j’allais faire ma lecture : il était toujours là, à la même place au coin de la table, penché sur sa machine perforeuse, tournant vers moi sans le savoir sa face gauche à l’œil très clair grand ouvert et comme ourlé de mascara, je notais les changements de son habillement. La porte était ajourée d’un verre quadrillé de lignes minces, je me déplaçais de quelques pas afin qu’il se trouve exactement, seul objet de ma vision, détaché de ses camarades qui se pressaient autour de lui, dans un de ces carrés obliques, je guettais les bruits de pas afin de n’être pas surpris. Il épelait des lettres, la tête levée, en souriant. De temps à autre, alors que je m’étais retourné pour m’assurer que personne ne venait, je le retrouvais tout le haut du corps posé sur sa machine, dans une position d’assoupissement. Je me remettais face à la porte et constatais que toute la classe ainsi ployée semblait la victime d’un enchantement. Puis ils se relevaient tous en même temps et éclataient de rire la tête haute : c’était un jeu, il me fallait savoir lequel. Je lisais d’un ton épique, je déclamais et je voyais devant moi les paupières de l’élève s’abaisser lentement sur son regard toujours vague, puis il s’ébouriffait pour s’éveiller, rêvant d’eau froide.
Un lundi le gardien me remit une enveloppe à mon nom : sur le petit quart de feuille blanche n’étaient écrits que ces mots : soyez prudent.
Hervé Guibert, Des aveugles, Gallimard, Collection blanche, 1985, pp. 73-75.
Hervé Guibert était aussi photographe, OUI !
Amicizia
Guidu ____
Rédigé par : Guidu | 16 décembre 2006 à 00:07