Ph. D.R. Olivier Roller
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POSTURES ET IMPOSTURES DE L’ÉCRIVAIN
Ce mardi 14 novembre, rencontre inaugurale, pour la saison 2006-2007 du Centre Una Volta de Bastia, autour du dernier ouvrage de Marie Ferranti, Lucie de Syracuse. Publié en mai 2006 dans la collection blanche des éditions Gallimard.
Marie Ferranti vient d’entrer. Elle passe de groupe en groupe, souriante, très attendue et détendue. Observatrice silencieuse, je me cale au fond d'un fauteuil confortable du centre culturel. Plaisir de regarder sans être vue ni reconnue. Je reconnais dans l’assistance la belle figure de Marie-Jean Vinciguerra. J’écoute le bruissement qui s’amplifie. On se congratule, on s’embrasse. On est de la même ville, on vibre aux mêmes accents. Je m’attarde sur les visages. Marie Ferranti prend place, à deux fauteuils du mien. Jacques Thiers s’installe à ses côtés. Les photographes de Corse-Matin sont là. Ainsi que la télévision régionale. Encombrante et finalement invisible.
Dominique Mattei, directrice du centre culturel Una Volta, ouvre la séance. Jacques Thiers feuillette en souriant livre et papiers et souligne d’emblée que l’œuvre de Marie Ferranti ne peut se laisser investir en une heure. Ni se laisser réduire à une interprétation univoque. Pas davantage l’univers complexe, et pourtant transparent, de Lucie de Syracuse. Dès lors, comment faire pour mener à bien la délicate entreprise qui lui est confiée ?
Jacques Thiers propose d’aborder Lucie de Syracuse sous l’angle séduisant d’« une esthétique de la cruauté ». Une première clé ― mais il y en a bien d’autres ― que l’on peut trouver dès l’avant-propos du roman. Cruauté d’une époque de fureur et de sang ― celle de l’empereur Dioclétien et des martyrs chrétiens du IIIe siècle. Et celle « sans complaisance » et « presque involontaire de Lucie », dont l’historien Héliodore de Sicile prend en charge ― partiellement ― l’histoire. Mais une cruauté indissociable de la volupté qui naît de la fulgurance de la révélation. L’auteur approuve cette entrée en matière, confirme que son « inspiration va dans cet esprit-là ». Sous la plume de Marie Ferranti, vie et mort se côtoient et s’affrontent à travers oppositions fortes et contrepoints en une mosaïque riche de variations, de voix et de couleurs.
Mais, au-delà de l’avant-propos, le motif de la cruauté puise toute sa force d’un portrait que le peintre sévillan Zurbarán aurait réalisé de Lucie. Un portrait en pied, hiératique et absent, dont l’« estranéité » stimule le désir de l’écrivain. Mais un portrait fictif, inscrit dans l’imagination de la narratrice. La cruauté n’est-elle pas aussi du côté de l’auteur qui fonde sa fiction sur une série de postures et d’« impostures » délibérément choisies auxquelles le lecteur confiant, s’il n’y prête attention, se laisse prendre. D’autant que ce qui déclenche la narration, c’est davantage le rouge de la robe de Lucie que la sainte elle-même. La cruauté se trouve tout entière contenue dans cette tache de couleur. Ou dans celle, jumelle, de la robe rouge de La Femme de Job, peinte par Georges de La Tour. Détail obsédant qui joue de superpositions. Vertige qui entraîne la narratrice, prise entre rêve et réalité, à réinventer le tableau à sa guise. La vie de Lucie de Syracuse serait donc avant tout l’histoire d’un tableau qui n’existe pas, précise l’auteur, l’histoire d’une idée qui s’ancre dans la couleur rouge sang d’une robe.

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Il ne manque pourtant pas de toiles de Sainte Lucie peintes par Francisco de Zurbarán. Mais aucune Lucie de Zurbarán n'a les yeux bandés, comme l'imagine Marie Ferranti dans l'avant-propos du roman. L'une (portrait en pied) est conservée à Chartres* (Huile sur bois, 68 × 115 cm, 1636), l'autre à Washington (Huile sur toile, 105 × 77 cm, v. 1625-1630, Washington [D.C.], National Gallery of Art, Chester Dale Collection), même si (c'est vrai !) l'une des versions de l'atelier de Zurbarán, qui était en dépôt depuis 1872 au musée des Beaux-Arts de Caen, et celle qui fut conservée à la Paroisse de San Martín de la petite cité andalouse de Bollullos de la Mitación, ont bel et bien disparu ! Ce nouveau « demi-mensonge » ou cette « demi-vérité » (que personne dans l’assistance ne débusquera) a de quoi surprendre ! Sur ces imbrications multiples se construit la fiction en un jeu subtil de marqueterie. Qui assure à ce récit baroque son « réalisme magique ».
Et si la romancière accorde une attention sérieuse au contexte historique et hagiographique ― le IIIe siècle apr. J.-C., La Légende dorée de Jacques de Voragine au XIIIe siècle ―, l’essentiel ne réside pas pour autant dans le factuel ni dans la recherche absolue de la vérité. Il s’agit plutôt de donner l’illusion d’une véracité. En disséminant à travers le récit, à la manière de Stendhal, une multitude de « petits faits vrais ». Car la littérature est une cosa mentale, non réductible à « la vérité ». Tout dans Lucie de Syracuse n’est qu’imposture ; tout n’est que tromperie. Jusqu’à Lucie elle-même qui n’est qu’une fausse sainte qui a su s’imposer par truchement et supercherie. Par souci quasi exclusif de la gloire. L’hagiographie se change en contre-hagiographie et il ne restera de Lucie qu’une gloire factice, « forme emblématique de la cruauté ».
L’intérêt de tout cela ? Selon l’auteur, le plaisir du lecteur naît de l’artifice, du besoin que celui-ci a de chercher, de réfléchir sur les écarts et distorsions, les trompe-l’œil. De ces anamorphismes savamment construits et insérés nait la densité de la fiction. Quant à Héliodore de Sicile, « cet historien obscur » auquel il est fait référence, il suscite chez l’auteur le plaisir d’inventer un personnage d’écrivain. Mais un écrivain dont les fragments retrouvés passent nécessairement par la traduction. « J’écris pour ne pas mourir », confie Héliodore dans une lettre adressée à son ami Marcus Celius. Marie Ferranti, elle, met en place l’impuissance de l’écrivain qui, à défaut de pouvoir créer, doit se contenter de traduire. Tous ces stratagèmes d’écriture, toutes ces distorsions sont autant de contraintes pour l’écrivain. Mais Marie Ferranti reconnaît que de ces contraintes surgit « quelque chose qui lui appartient en propre ». C’est cela être écrivain.
Et le style de Marie Ferranti ? Trop souvent passé sous silence, il mériterait que l’on s’y attarde. Dense et concis, « mais qui sait respirer », le style de Marie Ferranti a quelque chose de flaubertien. Un compliment de choix dont nombre d’écrivains seraient sans doute heureux de se voir honorer.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
INCIPIT du ROMAN
« Sa mère était mourante. Vêtue d’une longue tunique de lin, la tête couverte d’un voile épais qui lui cachait le visage. Lucie sortit de sa maison, située sur les hauteurs de Syracuse. Il ne faisait pas encore jour. Elle traversa le jardin plein d’ombres et d’odeurs. Elle devina le dessin des mosaïques du pavement et contourna le cercle noir où était enfermée une tête de chien à la gueule ouverte qui laissait voir ses crocs. Lucie fit un pas de côté pour éviter le cercle du cerf blessé et surtout celui du grand oiseau, dont l’œil, fixe et noir, lui semblait plus cruel encore que la gueule menaçante du chien. Elle longea l’allée et marcha dans la terre. Ses pieds s’enfoncèrent dans la terre amollie par la rosée de la nuit. Lucie frissonna de dégoût. Les trois cercles dépassés, elle se rinça les pieds dans la grande vasque de la fontaine. L’eau devint noire et Lucie tressaillit à la vue de l’eau troublée : elle y vit un mauvais présage. Elle s’inclina devant les Lares, leur demanda leur protection et laça ses sandales. Elle regarda en arrière et aperçut la lueur brillant derrière les voiles qui protégeaient la chambre de sa mère de la lumière et des insectes. Les servantes veillaient sa mère jour et nuit. »
Marie Ferranti, Lucie de Syracuse, Gallimard, 2006, pp. 32-33.
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* « C'est en 1876 que le musée a acheté cette huile sur toile provenant du couvent San José de la Merced Descalza de Séville, dans lequel Zurbaran travailla de 1635 à 1640. « Malgré l'horreur du supplice qu'elle représente, cette œuvre respire la sérénité », explique Nadine Berthelier, conservateur du Musée des Beaux-Arts de Chartres. Selon la légende, sainte Lucie, qui voulait consacrer sa vie au Christ après avoir obtenu la guérison de sa mère, aurait arraché ses yeux elle-même pour les faire porter à son fiancé afin qu'il se détourne d'elle. Une autre version raconte que le fiancé l'aurait fait martyriser et que ses persécuteurs lui auraient infligé ce supplice. Zurbaran a peint sainte Lucie ainsi, qui porte d'une main un plat dans lequel sont ses yeux et de l'autre la palme des martyrs. « [...] cette œuvre [...] est orpheline [...] elle fait partie d'un triptyque divisé au gré des vicissitudes historiques. C'est un exemple de toutes les œuvres éclatées qui figurent dans les musées de France. » Son pendant, Sainte Apolline, est au musée du Louvre, tandis que la partie centrale, qui représente saint Joseph et l'Enfant Jésus, est à l'église Saint-Médard à Paris. » (Source : Le Point)
Merci pour ce bel article, et pour ce travail en profondeur...
S'il y avait plus de gens comme vous…!
à bientôt
Rédigé par : Richard Ignazi | 19 novembre 2006 à 13:31
Imposture ou vérité qui se dérobe au langage, à l'écriture ?
On pourrait citer à ce propos Fernando Pessoa :
"La sincérité est le grand obstacle que l'artiste doit vaincre"
Angèle, tu as effectivement découvert le point nodal du livre : ce tableau qui, selon Marie Ferranti, aurait disparu et qui pourtant existe en d'autres compositions (tu as même pris soin d'en rechercher des traces). Et s'il était, comme cette couleur rouge de la robe de Lucie de Syracuse, une hallucination primitive ? Exprimant une vérité qui se dérobe car elle est insoutenable et porte sur l'ambivalence de la vision, l'ambivalence du sang, qui renvoie au féminin, à l'impur, à l'imposture, car il est le refoulé du langage.
Pour Serge Tisseron, analyste des Cahiers de psychologie clinique (n° 20) :
"L’image est un processus qui engage à reconnaître à la fois les liens qui existent entre corps et langage, et ceux qui existent entre sujets, et qui place le travail du regard dans l’ensemble des formes de la symbolisation à côté de ses manifestions sensori-motrices et verbales. À l’inverse, considérer l’image du seul point de vue du visuel correspond à un fantasme, celui d’une image qui serait indépendante à la fois du corps et du langage et qui permettrait un triomphe du regard affranchi de toute autre contrainte. "
(In "l'image comme processus, le visuel comme fantasme", pages 125 à 135 )
Rédigé par : Nadine Manzagol | 20 novembre 2006 à 05:17
Bonjour Angèle,
Combien de recherches sur Google m'ont inexorablement menée à votre site, que chaque fois je découvre donc un peu mieux, mais toujours avec le même émerveillement.
Merci pour ce magnifique travail. Les textes, les images, la musique que vous partagez sont autant de portes qui s'ouvrent vers quelque chose qui vibre en moi.
Bien amicalement,
Nathalie
Nathalie Vuillemin
Institut de littérature française
Esp. Louis-Agassiz 1
CH-2000 Neuchâtel
Rédigé par : Nathalie Vuillemin | 20 novembre 2006 à 10:46
"L'ambivalence du sang". Tu ne pouvais mieux dire, Nadine. Souviens-toi d'Euthicie, la mère de Lucie, et de l'incipit de la "Vie de Lucie de Syracuse" dans La Légende dorée de Jacques de Voragine ?
"Lucie, vierge syracusaine de famille noble, voyant se répandre à travers toute la Sicile la gloire de sainte Agathe, se rendit au tombeau de cette sainte, en compagnie de sa mère Euthicie, qui, depuis quatre ans déjà, souffrait d'un flux de sang incurable."
Par ailleurs, à propos d'imposture ou vérité, je m'interroge sur le statut de l'avant-propos dans le roman de Marie Ferranti ("avant-propos" qui a priori n'est pas un espace fictionnel et devrait être "informatif" et/ou explicatif : j'ai en tête l'ouvrage de Genette intitulé Seuils, et ses réflexions sur la paratextualité, la métatextualité et l'hypertextualité).
Je cite un extrait de l'avant-propos du roman de Marie Ferranti (page 21) : "Que reste-t-il de Lucie de Syracuse ? me dis-je. Une grande renommée dans toute la chrétienté, une église en Sicile où, d'après Vivant Denon, derrière le grand autel, on conserve la toile d'un grand tableau du Caravage qui fut brisé, lors d'un tremblement de terre. Lucie de Syracuse était aussi un rêve du Caravage, pensais-je, et il me semble que le récit d'Héliodore était comme l'ombre portée de ce tableau détruit."
Je relève en premier lieu cette notion d"ombre portée" si chère à Pontalis, mais aussi ce "d'après Vivant Denon *", qui donne une illusion de véracité (citation de source). Or ce tableau du Caravage, qui fut longtemps conservé dans l’église Santa Lucia al Sepolcro de Syracuse (église où je l'ai cherché la première fois où je me suis rendu à Syracuse, me fiant en cela à quelque guide touristique obsolète), existe bel et bien. Depuis 1984, il est conservé (plus précisément en dépôt) à la Galleria regionale di Palazzo Bellomo, dans l’île d’Ortygia de Syracuse. Je l'ai longuement vu. Et Marie Ferranti ne peut ignorer que ce tableau n'a pas été détruit. Même si l'histoire du tremblement de terre est elle bien fondée, ce qui a justifié (pour des raisons de sécurité comme me l'a confié le conservateur du musée) cette "mise en dépôt pour une durée indéterminée" et "en vue d'une restauration" au Palazzo Bellomo. Mais il est possible que cette toile soit (depuis ma dernière visite il y a quatre ans) revenue dans l'église Santa Lucia.
* Vivant Denon, Voyage en Sicile, Diderot éditeur, 1998, page 241 : « Derrière le grand autel, on conserve l’ombre d’un grand tableau du Caravage, qui fut brisé, dit-on, par le dernier tremblement de terre, et dont il ne reste presque que la toile. »
Rédigé par : Yves | 20 novembre 2006 à 11:36
Je découvre avec infiniment de bonheur cet éclairage si particulier sur l'oeuvre de Marie Ferranti.
Passionné depuis près d'un quart de siècle par la Corse, je fus, au sens littéraire de la chose, initié par Marie Susini.
Voilà. C'est écrit....
Bien à vous!
Rédigé par : André Blanchemanche | 13 septembre 2008 à 19:10
Bonjour ! Bravo pour ces observations de qualité sur ce roman déroutant.
Rédigé par : François Gadeyne | 17 avril 2009 à 13:21