Le 25 novembre 1985, Elsa Morante meurt dans le plus total dénuement. Dans la clinique Margherita, la clinique romaine où elle était alitée depuis sa tentative de suicide le 6 avril 1983.
« La mort, cette « voleuse de nuits », cette « chamelle aveugle et folle », Elsa l’attendait, Elsa l’avait même, par défi, devancée, un soir de cosmique désespoir : elle qui aimait éperdument l’enfance et la jeunesse, et leur innocence animale et divine, « Ô adolescents, bouffons de Dieu ! », la vieillesse soudain survenue, avec sa fragilité et ses maux, elle ne pouvait la supporter… »
Jean-Noël Schifano, « L’indécence de survivre », Le Monde, 27 novembre 1985, in Jean-Noël Schifano, Désir d'Italie, Gallimard, Collection folio essais, 2004, page 423.
Elsa Morante Image, G.AdC
NOTICE BIO-BIBLIOGRAPHIQUE
Femme de lettres italienne, la plus grande romancière du XX e siècle après Thomas Mann (selon Georg Lukács), Elsa Morante (née à Rome le 18 août 1912) s’est consacrée très tôt à l’écriture. Elle est l’auteure de nombreux récits, poèmes et romans.
Mensonge et Sortilège (Menzogna e sortilegio), son premier roman, obtient le prix Viareggio en 1948. L’Île d’Arturo, en 1957, lui vaut le prix Strega. En 1958, Elsa Morante publie Alibi (un recueil de poèmes) ; en 1963, Le Châle andalou (recueil de nouvelles) ; et, en 1968, Le Monde sauvé par les gamins [Il mondo salvato dai ragazzini], un recueil de poésies et chansons, thrène que lui inspire le suicide, en avril 1962, du jeune peintre américain qu'elle aimait : Bill Morrow.
En 1974, la vaste épopée des misérables et des déshérités de La Storia rencontre un énorme succès populaire, mais soulève débats et polémiques (davantage politiques que littéraires) dans tout l' establishment de la péninsule. Elle sera magnifiquement adaptée au cinéma (hélas sans grand succès) par Luigi Comencini (1985). Le quatrième et dernier roman d’Elsa Morante, Aracoeli, commencé en 1976, mais achevé en décembre 1981 et publié en novembre 1982 (chez Einaudi), est un roman désespéré qui reflète les appréhensions (l'horreur de la vieillesse), mais aussi les frustrations de l’auteur, dont l'attente, totalement inassouvie, de la maternité. En 2002 ont été publiés les récits posthumes Racconti dimenticati (trad. fr. Récits oubliés, éd. Verdier, Collection Terra d'altri dirigée par Martin Rueff, 2009).
ARACOELI
Dans Aracoeli, Elsa Morante raconte l’histoire d’un homosexuel névrosé, rongé par la drogue et par l’alcool, qui se rend en Andalousie pour tenter de reconstituer l’histoire de sa mère, morte depuis de nombreuses années.
EXTRAIT
« Aracoeli ne pleurait jamais. Si à moi il m’arrivait de pleurer, elle buvait mes larmes à coups de petits baisers (« Ah ! qu’elles sont bonnes. Elles ont un goût de cannelle ! »). Ensuite, pour me les sécher, à toute allure elle me caressait les joues de ses paumes ouvertes en disant : « Zapé ! zapé ! zapé ! »
Si un chien avançait le museau vers notre portail, elle me hélait toute joyeuse : « Mira ! que bonito ! » Et quand passait un troupeau de moutons, ou un vol d’étourneaux : « Mira ! regarde ! beaux ! » À toutes les heures il arrivait quelque beauté de passage, à mirar. Mais les beautés les plus belles, qui pouvait s’en targuer ? Moi ! Du nez aux oreilles au culillo aux doigts de pieds, il n’était lieu de mon corps qu’elle ne jugeât parfait. Et je lui plaisais tant que parfois, au milieu de ses baisers claquants, elle me donnait des petits coups de dents inoffensifs, en me disant qu’elle me mangeait, et elle faisait l’éloge de mes diverses saveurs. Les joues : des manzane. Les cuisses : du pain frais. Les cheveux : des grapillons de uvas. Et puis, en contemplant mes yeux, elle s’enorgueillissait, ainsi que d’un signe d’allégresse de ses grandes épousailles exotiques :
Los ojos azules
La cara morena.
Je ne doutais pas que j’étais beau : et peut-être l’étais-je en réalité, car en ce temps-là je lui ressemblais, tout le monde le disait. Mais mon plus grand titre de gloire, par elle le plus vanté, était de ressembler à son frère Manuel. Elle ne se rassasiait pas de relever cette ressemblance dans chacun de mes traits, l’applaudissant avec une surprise toujours nouvelle, comme si chaque fois elle la découvrait de nouveau. Quand il était petit, attestait-elle, son hermanito avait le même visage que le mien, au point qu’on nous prenait pour deux jumeaux, et qu’on nous confondait ; et, parfois, je finissais vraiment par confondre l’autre en moi-même, d’autant que le hasard nous assemblait aussi par notre nom. Entre lui et moi, selon Aracoeli, la seule différence était la couleur des yeux, car lui les avait noirs (comme Aracoeli).
Elle avait quitté son frère encore garçonnet à El Almendral. Mais bien qu’il fût à peine poulichon, elle le tenait manifestement pour un champion de course. Pour ne pas parler de mon père, l’innommé (qu’à coup sûr, dans ses royaumes occultes, elle plaçait au-delà de toute évaluation humaine), son célèbre Manuel (Manolo, Manolito, Manuelito) représentait pour elle le Grand Condottiere et le Héros valeureux, parmi les premiers de la Sierra et peut-être de l’Andalousie. Quand, dans le terrain qui se trouvait en bas de chez eux, on jouait à la corrida, il lui revenait toujours le rôle de l’espada, qui transperçait le taureau. Lui, en tant qu’espada, il était armé de deux lattes de bois fixées en croix, tandis que l’autre, pour faire le taureau, tenait les index des deux mains pointées sur les deux côtés de sa tête […]
À travers la fente de la fenêtre, je vois filtrer la première lumière du jour; et sans attendre, je me hâte de m’habiller et de descendre. J’ai d’abord eu l’intention de quitter tout de suite l’hôtel; mais, en soulevant mon sac, je le sens si lourd à mes muscles épuisés, que je décide de le laisser au pied du lit: je reviendrai le prendre en temps voulu pour m’embarquer dans l’autocar. J’ai en effet deux heures de battement avant le départ. À cette heure, en cette saison, il fait encore nuit à Milan. »
Elsa Morante, Aracoeli, Gallimard, Collection Du monde entier, 1984, pp. 151-153. Traduction de Jean-Noël Schifano.
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