L’ART DE LA JOIE, UN ROMAN MAUDIT ?
L’Art de la joie (L'Arte della Gioia) publié pour la première fois dans son intégralité en 1998 en Italie, soit plus de vingt ans après avoir été écrit, et deux ans après la mort de l’auteur, fut pendant longtemps l’un des grands romans classiques oubliés du XXe siècle, enterré par une critique frileuse ou scandalisée par son contenu. Le roman dut attendre la reconnaissance en France pour être publié intégralement en Italie. Écrit en quatre livres qui correspondent à quatre âges de la vie, il couvre l’arc de la vie de Modesta, née en 1900 dans une pauvre cabane en Sicile, et destinée à devenir, avec le concours du hasard et celui d’une volonté farouche, princesse sicilienne.
MODESTA
Ce personnage hors-norme, qui sera amené à traverser les événements les plus dramatiques du XX e siècle italien, est peut-être le personnage de femme le plus riche et le plus fascinant qu’il nous ait été donné de rencontrer dans un roman. Autour d’elle passent, naissent ou meurent une multitude de personnages tout aussi complets, et qui illustrent à leur tour autant de visages du siècle. Chacun de ces personnages a une langue bien particulière, que Sapienza sait intégrer sans créer de déséquilibres, sans briser la patine « classique » du roman : langue sicilienne des origines, langage soutenu et figé des religieuses, langage de l’aristocratie, séduction de la langue et de l’ironie permanente de Carlo l’intellectuel, langage à la fois rugueux et profond, imagé de Carmine, dialecte romain de Nina l’anarchiste. De la même manière, Modesta nous fait constamment passer du lyrisme amoureux à la sécheresse de la maxime, et c’est de ces écarts que naît pleinement son personnage complexe, passionnel et raisonné.
LIBERTÉ, ALIÉNATION ET CLAIRVOYANCE
Mais, pour bien comprendre l’essence de ce livre, il faut sans doute partir de son titre : L’Art de la joie. Ce qu’incarne avant tout son personnage, c’est en effet l’histoire d’une lutte pour la liberté, d’une lutte qui est apprentissage de l’exercice quotidien de la liberté, qui se présente avant tout comme exercice de la volonté. Modesta, depuis les premiers temps de l’enfance, se caractérise en effet par un pouvoir d’autodétermination exceptionnel, qui se traduit dans le premier livre par l’élimination physique des obstacles à sa liberté, qu’ils soient religieux ou sociaux, représentés par les personnages de sœur Eleonora et de Gaia et, avant cela, de la mère elle-même.
Avec le passage du temps et l’entrée dans l’âge adulte, les figures de l’aliénation se font de plus en plus subtiles, diffuses : la bienséance, le mensonge des mots, le piège de la vocation, le conformisme fasciste, l’ennemi que chaque femme est pour elle-même, pour sa propre féminité, et qui fera dire à Modesta que « la femme est ennemie de la femme comme et autant que l’homme ». Modesta lutte contre tout ce qui pourrait, socialement et intimement, entraver sa vitalité, son existence de femme et d’individu – on voit ici ressurgir l’arrière-fond anarchiste qui a formé Goliarda Sapienza, fille de syndicalistes, depuis sa plus petite enfance – individu pris dans toutes ses caractéristiques, liberté prise dans toutes ses acceptions : intellectuelle, sexuelle, maternelle, éthique, politique, et bien sûr sociale.
En effet l’auteur ne recule pas devant les thèmes les moins abordés de la littérature de son temps : la sexualité et le désir féminin, présents dès les premières pages du roman chez Modesta encore enfant, l’éducation des enfants, l’homosexualité, et l’avortement. À un autre niveau, à travers la critique d’un certain communisme dogmatique et imprégné d’une religiosité souterraine, et les limites de la psychanalyse, Sapienza se confronte aux deux monstres théoriques du XX e siècle, le marxisme et la psychanalyse, avec une clairvoyance rare pour l’époque.
UN GRAND ROMAN FÉMININ
Si L’Art de la joie est un si grand roman, et un si grand roman féminin, c’est justement parce qu’il nous offre, à travers une figure de femme, un modèle éthico-esthétique à part entière, qui traverse l’histoire en se méfiant de toutes les idéologies, un modèle qui englobe dans le récit les personnages féminins comme les personnages masculins, les soumettant aux mêmes critères de jugement et à la même attention.
Marie Fabre *
D.R. Texte Marie Fabre
pour Terres de femmes
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NOTE d’AP : ancienne élève de l’École normale supérieure (Lettres et Sciences humaines), agrégée d’italien, Marie Fabre est depuis 2013 maître de conférences en études italiennes à l’ENS de Lyon. Après un « master 2 » à l’université de Bologne sur Italo Calvino et Elio Vittorini, elle a soutenu en décembre 2012 (sous la direction de Christophe Mileschi, à l’Université Stendhal – Grenoble 3) une thèse de doctorat sur les rapports entre utopie et littérature chez ces mêmes auteurs. Marie Fabre a aussi participé à un dossier “Amelia Rosselli” pour la revue littéraire Europe (n° 996 | avril 2012) [pp. 216-223] et traduit en français l’intégralité des Variazioni Belliche d'Amelia Rosselli, traduction disponible aux éditions Ypsilon depuis le 3 mai 2012.
EXTRAIT
« En une semaine la villa devint un lazaret. L’odeur de lysoforme et de vomi avait tout envahi. Et tous, entraînés par cette puanteur de mort acide et douceâtre, tombaient sur leurs lits qu’il fallait changer deux ou trois fois par jour. A part moi, Pietro et Carmine, chargés de garder les contacts avec l’extérieur, tout le monde brûlait de cette fièvre. Deux infirmières arrivèrent de Catane, mais au bout de quelques jours, elles se mirent au lit elles aussi. Dans l’aile des domestiques, seules Vif-Argent et deux autres étaient debout. Le médecin, malade, envoyait des ordres de chez lui. Don Antonio, de son lit, envoyait dire que l’on prie. On ne voyait plus le petit maître de danse, mais il n’était pas mort comme tant d’autres dans les parages.
Chaque soir, au retour de ses voyages, Carmine nous donnait des nouvelles, et s’il n’avait pas été là nous n’aurions même pas eu du sel, du sucre, des médicaments. Il disait que tous les magasins étaient fermés : beaucoup, bordés de noir. Les hôpitaux pleins jusque sous leurs portiques de malades et d’agonisants. Dans la province de Messine, tous les prisonniers avaient réussi à s’échapper. Dans les plus grandes villes ces délinquants et d’autres, improvisés, mettaient les maisons à sac, tandis que les gens malade assistaient à cela sans pouvoir rien faire. Tous les médecins avaient été réquisitionnés, et aussi les étudiants qui n’avaient fait qu’un an ou deux d’université. Le combat contre les rats avait commencé. Ici également, dans la villa, ils commençaient à se montrer, gros comme des chats affamés. Durant des semaines, nous luttâmes contre le sommeil, la saleté et la peur. Au sein de cette peur, je n’avais que le réconfort d’un petit espoir : cette épidémie qu’on avait appelée « espagnole » pour la rendre moins terrifiante, tuait, en plus des enfants, surtout les vieillards. Mais quand la princesse me fit appeler, devant la force non seulement morale, mais physique de cette grande vieille qui se tenait dans son lit droite et altière comme sur un trône, je fus presque heureuse de l’entendre crier avec sa voix de toujours :
- Alors, comment va Pouliche ?
- Mieux. Le danger est passé.
Beatrice, qui était tombée malade la première, n’était que depuis quelques jours hors de danger. Et si maigre et tremblante que ma gorge se serra à la pensée que, au lieu de la princesse, c’était elle que j’avais failli perdre.
- Et Vif-Argent ?
- Elle va bien, tout à fait bien.
- Elle t’a été d’une grande aide, n’est-ce pas ?
- Immense.
- Je la récompenserai. Ce n’est pas pour cela que je t’ai appelée, mais pour te dire que je ne peux plus bouger tout mon côté droit. Chut ! Ne trahis pas ma confiance. Pas une larme ni un mot avec qui que ce soit. Je ne veux pas que ça se sache ! Personne ne doit me voir ainsi, sauf le médecin, naturellement. Donc, étant donné que, comme je te l’ai dit, je veux n’être vue de personne, à partir de cet instant tu resteras toujours dans la pièce là à côté et tu t’occuperas de moi. Mais pas un mot, avec qui que ce soit. Pas même quand je serai morte. Je ne veux pas qu’on me plaigne, ni vivante ni morte. Maintenant va, prends tes affaires, tes livres et reviens ici immédiatement. Ici, parce qu’en cas de crise il faut tout de suite courir chez le médecin, après m’avoir donné ces comprimés, en m’ouvrant s’il le faut la bouche avec des tenailles.
Durant les vingt jours que nous passâmes ensemble, mon admiration ne fit que grandir. Pas une plainte, ni quand la crise s’annonçait, ni quand elle se reposait ou, à grand peine, parlait avec moi. Elle parlait de tout, mais particulièrement de poésie. Elle me demandait quel poète je préférais maintenant que je comprenais aussi la poésie, et de lui lire quelque chose. Plus je l’admirais et plus j’épiais le moment de sa mort. Cela également parce que, désormais, j’avais beau serrer mon corset, ma taille augmentait de volume, et elle, bien que malade, fixait mes hanches avec de plus en plus de soupçons.
- Comment se fait-il que tu aies tant grossi, Mody ? Tu ne me jouerais pas quelque tour, par hasard ? Je t’ai dit que je ne voulais pas d’enfant de cette « chose » ! Avertis-moi si ça arrive : dans les premiers mois, avec un bon médecin, c’est une bagatelle de s’en défaire.
- Ne vous inquiétez pas, princesse. Il n’y a rien de nouveau. C’est juste que j’ai trop mangé dernièrement.
- Et alors mange moins. Tu ne me plais pas comme ça. Tu perds ta grâce, et ton origine paysanne se révèle dans ces joues gonflées.
Elle devait mourir. Ma folie-volonté contre sa folie-volonté de mort. »
Goliarda Sapienza, L’Art de la joie [L'Arte della Gioia, Angelo Maria Pellegrino, 1998], Éditions Viviane Hamy, 2005, pp. 143 à 145. Traduit de l’italien par Nathalie Castagné.
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Quelle belle femme!
Rédigé par : Ouchy | 09 novembre 2006 à 21:09
Je n'ai pas encore lu cet article... Je m'y préparais quand j'ai vu la photo. Comme Ouchy, je suis restée admirative. Que cette femme est belle !
A ce propos, j'ai relevé une chose curieuse, je me demande si c'est une généralité. Mes proches masculins (famille et amis) remarquent toujours la beauté des femmes et jamais celle des hommes. Quand je m'émerveille "quel bel homme !", j'obtiens toujours une réponse du genre "Ah ! Tu trouves ?"
Moi, je peux dire d'une femme qu'elle est belle, ça m'arrive régulièrement.
Pourquoi pas l'inverse ? :-)
Je vais lire l'article.
Rédigé par : nobody | 10 novembre 2006 à 09:05
Que répondre à cela, mes amies. Je suis pareille à vous, j'en conviens. Je m'extasie rarement sur la plastique d'un homme ou sur la beauté de son visage. Je suis davantage sensible au charme, à l'originalité d'un homme, à sa sensibilité, mais je m'exprime peu sur ce sujet. Les femmes, elles, m'émeuvent toujours, quelles qu'elles soient, quelle que soit leur forme de beauté. Et je m'extasie souvent, même en public.
De Goliarda, je n'aurais pas dit qu'elle était belle. Mais il se dégage de son visage et de son regard quelque chose de puissant, de volontaire et de sensuel qui me séduit d'emblée. Elle s'impose, me semble-t-il, comme une maîtresse femme. Dont je vais m'employer à découvrir les arcanes.
Rédigé par : Angèle Paoli | 10 novembre 2006 à 15:27
A propos de ce roman, une note tirée du Carnet d'Hubert Nyssen, datée du 19 mars 2006:
« Terminé cette nuit la lecture lente et capricieuse - sans cesse interrompue par d’autres – de L’Art de la joie de Goliarda Sapienza. Cette manière de lire un livre que je rangerai parmi ceux que je garde sous la main et que je vais rouvrir et relire souvent m’a été imposée par la richesse même d’une narration qui ne cessait de me renvoyer à des souvenirs, à des impressions, à des émotions que je ne voulais à aucun prix réfréner car il me paraissait qu’à cette fin et pour les attiser Sapienza avait écrit son livre. Il est vrai que le compliment est assorti d’un reproche. Celui de m’avoir fait commettre un délit dont jamais je ne me serais cru capable… L’Art de la joie a fait partie de mes lectures nocturnes. Or ce 15x 24 de 4 cm d’épaisseur, pèse plus d’un kilo, et les premiers soirs, non content de me donner des crampes quand je le tenais au-dessus de moi, il a failli plusieurs fois m’éborgner en me tombant sur le visage après m’avoir échappé des mains au moment où je tournais une page. J’ai donc pris la décision, -horesco referens- de la découper au cutter en trois tranches d’environ 200 pages chacune. Il est là, sous mes yeux, ce livre, avec ses trois tranches rassemblées par de bracelets de caoutchouc. Mais dans cette châsse endommagée se tient, métamorphosée en mots et en phrases, une femme dont je ne sais plus si elle est l’inoubliable Modesta, née avec le siècle en 1900, ou Goliarda Sapienza, sa génitrice, qui est pourtant née vingt-quatre ans après elle. »
Hubert Nyssen, Carnet, La Pensée de midi n° 19, 10 novembre 2006, p. 103.
Rédigé par : Angèle Paoli | 11 novembre 2006 à 14:47
In effetti, qui in Italia Goliarda Sapienza è stata (ri)scoperta solo da qualche anno, mentre mi pare che sia sempre stata letta e conosciuta di più in Francia. Fino a qualche anno fa i suoi libri qui da noi erano introvabili. Ciao da gabriella :-)
Rédigé par : Gabriella | 11 novembre 2006 à 22:17
Salve , Gabriella. Grazie per il tuo post. Ma non so se in Francia sarà cosi conosciuta quanto lo dici tu. Non avevo mai sentito parlare di Goliarda Sapienza prima del Natale scorso, periodo che ha visto l'uscita del romanzo. Sembra che abbia avuto abbastanza successo nelle librerie. Adesso, aspettiamo le sue poesie.Buona notte,Gabriella.
Rédigé par : Angèle Paoli | 13 novembre 2006 à 00:48
Que cela est curieux! J'ai acheté ce livre très récemment! Les grands esprits se rencontrent donc parfois! ;)
Rédigé par : Alfred Teckel | 14 novembre 2006 à 21:53
C'est vraiment un très bel article sur ce livre que j'ai beaucoup aimé. Si j'avais pu, j'aurais fait un copié collé de ce dernier pour le mettre sur mon blog. Je l'ai mis en lien. J'espère que je ne vous copie pas trop... merci pour cette chronique.
Rédigé par : sylvie | 06 février 2008 à 15:16
Pour information, viennent de sortir en un seul volume chez la même éditrice, Viviane Hamy, deux textes autobiographiques de Goliarda Sapienza : Le Fil d’une vie.
Je m’en vais les chercher dans une librairie florentine, dès cet après-midi !
Rédigé par : Emilie Delivré | 07 février 2008 à 11:33
Je viens de finir L'Art de la joie, dans l'émotion et l'euphorie, alors que je l'ai commencé avec une certaine méfiance ou agacement pour son écriture un peu "brouillonne", peu littéraire, selon les canons classiques. Ce soir, mon groupe lecture se réunit pour en parler. Nous sommes une dizaine. Que j'aurais aimé pouvoir inviter l'auteur parmi nous pour échanger ! J'espère qu'aucun d'entre nous ne détruira le livre avec cynisme, mais je ne le crains pas et me sens assez forte pour le défendre vaillamment. Modesta est comme une soeur, d'âme et de cheminement (à ceci près que je n'ai tué personne... dans la réalité, en pensée oui !). Nous n'en avons certes pas fini avec nos luttes et notre désir de liberté, d'amour, de sensualité et de vérité... et de joie. Vive ce titre !
Bien à vous toutes.
Marie-Claire (Paris)
Rédigé par : Marie-Claire Millet | 10 septembre 2008 à 12:18