Aquatinte numérique, G.AdC
Samedi 8 novembre, Tigilit
Nous nous engageons dans la chaîne dont le nom change suivant le lieu. ― Ici Mokto, ici Taoulikt (Taoulikt est un pic), etc. Ces énormes plissements que l’on croit tout d’une pièce sont intérieurement fort compliqués. Il n’y a pas qu’une chaîne mais un massif. Les monts sont placés en tous sens. C’est d’ailleurs ce qui permet le passage. On se glisse entre ces masses énormes ― là fort étroitement rapprochées, là se divisant en petites vallées.
À la fin une escalade au flanc d’un à pic réellement impressionnant. En pleine nuit, lors du premier raid, je me suis hasardé dans ces rocs qui souvent forment des escaliers de soixante centimètres de haut et raides – et je ne me suis pas tué […]
Tigilit, au bout d’une vallée adjacente où le vent tombe. À un kilomètre, on met pied à terre et le Reguibat part avertir le chikh. La pluie se met à tomber. Roulé dans mon manteau, je m’endors pourtant.
Réveillé par le Mahboul : un homme de Tamanar est ici avec des lettres ; Mohammed, sur le Noun, avec les bagages. J’embrasserais le Mahboul. Je ne lui avais pas parlé depuis le coucher du soleil.
Le chikh s’approche. Nous nous serrons la main. Imberbe, jeune, maigre, sympathique. Il a fait porter un sac de belles dattes. Nous ne pouvons pénétrer dans les maisons tout de suite ; elles sont pleines d’hommes des environs qui vont porter le baroud je ne sais où. Leur départ se fait assez vite et une heure après environ, Lhassen vient me prendre.
Affreux lit caillouteux de l’oued qui me brise les pieds. Mais je vais trouver ces lettres qui sont une première joie avant la rencontre. Escalade du bord de l’oued. Aboiements de chiens. La pluie a cessé. Les palmiers ― puis les maisons. [...]
Que je voudrais demeurer un peu ! fixer ces pauvres murs que point ne reverrai !... Ces habitations des hommes, je ne sais rien de plus impressionnant. Comment sont-elles sur la Volga ou dans les villages turcs, chez des pêcheurs chinois ? Tous ces villages, tous ces hommes…
De nouveau chez Lhassen. Là, un petit bougre d’homme, l’adjoint de Mohammed*. Mes lettres : celles de Jean, de Jeannie. Par elles, doucement ma peine, que je ne saurais dire, fond. Mon cœur s’ouvre tout grand à la joie. Je suis déjà hors de Smara…
* Mon frère va confier à ce messager la lettre suivante :
« Tigilit. ― Nuit du vendredi 7 au samedi 8 novembre.
« Mon cher Jean, me voici de nouveau à Tigilit - cette fois après avoir réussi… La joie, je viens de la trouver en lisant ta lettre, celle de Jeannie ― une joie immense ―, car malgré cette victoire tant j’ai eu à lutter, chaque heure, chaque minute, contre ma fatigue, contre les hommes, contre l’incompréhension du Mahboul (tu liras son ineptie à Smara, sur la route ― n’empêche que c’est le seul bon, ayant eu la même volonté que moi, ayant fait le sacrifice de tout comme moi, ― le seul qui ne m’a jamais lâché et ne m'aurait jamais lâché), que je n’ai cessé d’être déprimé (entends par ce mot, incapable d’être joyeux ― continuellement de flammes si tu veux).
« Smara est une ville morte avec un petit nombre de maisons ― presque toutes des édifices publics : une mosquée, deux kasbas. L’oasis est à demi détruite, à demi, disons aux trois quarts.
« C’est bien une ville ― et la ville de Ma el Aïnin, née de sa volonté en plein désert.
« Elle ressuscite périodiquement quand les Maures l’envahissent - leurs maisons de toile tout autour et un certain nombre dans les édifices de pierre. C’est d’ailleurs ainsi qu’il faut se la représenter au temps de sa grandeur. Plus d’hommes à l’entour sous la toile que dans la ville même, à l’abri des pierres…
« Je l’ai vu morte au moment où elle allait ressusciter. Cinq mille tentes, dont trois mille Reguibat, étaient dressées à quelques kilomètres et d’un jour à l’autre, d’un instant à l’autre, pouvaient se rapprocher et les maures envahir les ruines, faire leurs feux, cuire leurs chameaux, leurs chèvres dans les ruelles et les maisons.
« J’y suis resté de midi à trois heures, le 1er novembre, jour de la Toussaint. Et j’ai dû me battre contre les chikhs qui me harcelaient, le Chibani, le Mahboul, rageant mais sans une seconde perdue, lucide (bien qu’il y eût un peu de confusion forcée au début), faisant dix films, inventoriant, voyant tout, sauf l’intérieur de la grande kasba barricadée ― et pourtant deux ou trois fois, saisi par ce que je voyais : cette ville sur un socle de roches face au Sahara… un flux de sang aux pommettes, une chaleur dans la poitrine.
« Je pense que les photos seront bien. Je suis sur cinq ou six. Je t’envoie un film. En cas de malheur, ça pourrait être le film témoin. Mais j’espère bien tout rapporter […].
Michel Vieuchange, Smara, Carnets de route d’un fou du désert, Phébus libretto, 1990, pp. 226, 228, 229.
une envie d'aller lire
retrouver le parfum de ce désert
tant de fois traversé...
Rédigé par : Viviane | 09 novembre 2006 à 09:05