Image, G.AdC
Hier soir, Henry et moi nous nous sommes mariés. J’entends par ces mots une cérémonie particulière qui lie deux personnes ensemble jusqu’à ce qu’elles divorcent ! Je lui permets de lire presque tout mon journal (même la moitié de ce qui concerne les baisers de June, etc.). Ce fut pour tous deux un tremblement de terre. Il s’est révélé le plus gentil des hommes, chaleureux, tolérant ; il m’a disculpée entièrement, mais il a condamné June. Il est certain que June s’est vraiment moquée de moi. Car, même si elle était réellement excitée sexuellement (j’ai senti son sexe humide contre mes jambes), elle a néanmoins continué à jouer tout son rôle : c'est-à-dire qu’elle a donné son corps en échange d’une chose qu’elle voulait absolument découvrir : la trahison de Henry. Henry était fou de rage à l’idée d’avoir souffert si inutilement, en découvrant que la vérité (même si elle demeurait mystérieuse) était un soulagement par rapport à ses années passées à souffrir comme une chouette aveugle. Il lui apparut clairement que toute cette expérience que June lui avait jetée en pâture, elle ne la lui avait pas donnée, au vrai sens du terme, parce qu’elle l’avait toujours trompé avec ses mensonges. Henry pataugeait, désespéré, cocu, bafoué, dans un monde labyrinthique et déformé, perdu, comme homme et comme artiste ; et hier une femme s’est donnée à lui pour la première fois en toute vérité. Ce fut un mariage. L’homme donnant à la femme sa force et sa vision, et la femme donnant à l’homme sa force et sa vision. Henry, en cet instant, m’a émue si profondément, il a atteint un endroit si caché de mon être, que tous mes abandons précédents ne m’ont plus semblé que des demi-dons ; et cette nuit, dans ses bras, j’ai presque pleuré devant cette absolue désintégration de moi-même, cette absolue dissolution de mon être en lui. J’étais si occupée à aimer que je n’ai pas remarqué l’élan modéré de Henry, en retour. Cette modération m’est bien revenue à l’esprit, plus tard, mais sans pour autant me faire douter de son amour- c’était une prise de conscience tranquille, un peu mélancolique, d’une certaine lenteur de Henry à exprimer ses sentiments (instinctivement, je considère son amour comme une certitude); je pensais qu’il avait épuisé ses ressources d’amour-passion avec June et que le passé, amer, détestable, monstrueux, le préoccupait encore avec plus d’insistance que le présent (son amertume devant l’attitude de June est plus forte que sa jalousie d’Allendy). Je suis même allée si loin dans cet étrange oubli de moi-même, que je me disais que ces bouffées de haine allaient raviver son intérêt pour son roman et servir d’aiguillon pour qu’il écrive sur ce passé ! Anaïs Nin a trente et un ans lorsqu’elle rédige les cahiers qui couvrent les années 1932 à 1934, dont est issu cet extrait. Elle poursuit inlassablement la tâche entreprise à l’âge de onze ans en se lançant dans l’écriture de son journal. À l’origine, une longue lettre adressée à son père, le pianiste cubain Joachin J. Nin y Castellanos (1879-1949), qui vient d’abandonner sa femme et ses trois enfants. Française par sa mère (la soprano franco-danoise Rosa Nin-Culmell), Anaïs Nin choisit la langue anglaise à l’âge de dix-sept ans. Pour autant, elle n’a jamais oublié la langue maternelle qui affleure et coule sous son anglais. « Plus qu’une langue, le journal est une voix. Et cette voix est un style », écrit Béatrice Commengé, la traductrice de cet ouvrage. Tiré des cahiers trente-sept à quarante-six, le volume intitulé Inceste fait partie du Journal de l’amour, aujourd’hui reconstitué dans son intégralité. Il fait suite aux Cahiers secrets, écrits qui permettent à Anaïs Nin de prendre conscience de la double dimension qui est la sienne : femme et écrivain. |
■ Anaïs Nin sur Terres de femmes ▼ → 21 février 1903 | Naissance d’Anaïs Nin → 18 juin 1933 | Lettre d’Anaïs Nin à Antonin Artaud → 14 janvier 1934 | Journal d’Anaïs Nin → 1er juin 1934 | Journal d'Anaïs Nin → 14 janvier 1977 | Mort d'Anaïs Nin ■ Écouter aussi ▼ → (sur Dailymotion) un entretien d’Anaïs Nin avec Pierre Lhoste (France Culture, 1969) : un document d'archives exceptionnel ▼ |
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"Esprimere liberamente quanto appartiene alla sfera delle abitudini sessuali è il coraggio più grande che possiamo trovare in uno scrittore" (Apollinaire).
Anais Nin è un fulgido esempio.
Rédigé par : Elisabetta | 27 novembre 2006 à 20:10