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Lettre LXXXVII
20 novembre, IX
[LA VANITÉ SOCIALE EST DE PARAÎTRE HEUREUX]
Que la vie est mélangée ! que l’art de s’y conduire est difficile ! Que de chagrins pour avoir tout sacrifié à l’ordre ! que de trouble pour avoir voulu tout régler, quand notre destinée ne voulait point de règle !
Vous ne savez trop ce que je veux vous dire avec ce préambule ; mais, occupé de Fonsalbe, plein de l’idée de ses ennuis, de ce qui lui est arrivé, de ce qu’il m’a appris, je vois un abîme d’injustices, de dégoûts, de regrets ; et, ce qui est plus déplorable, dans cette suite de misères je ne vois rien d’étonnant, et rien qui lui soit particulier. Si tous les secrets étaient connus, si l’on voyait dans l’endroit caché des cœurs l’amertume qui les ronge, tous ces hommes contens, ces maisons agréables, ces cercles légers ne seraient plus qu’une multitude d’infortunés rongeant le frein qui les comprime, et dévorant la lie épaisse de se calice de douleurs dont ils ne verront pas le fond. Ils voilent tous leurs peines ; leurs fausses joies, ils s’agitent pour les faire briller à des yeux jaloux toujours ouverts sur autrui. Ils se placent dans le point de vue favorable, afin que cette larme qui reste dans leur œil lui donne un éclat apparent, et soit enviée de loin comme l’expression du plaisir.
La vanité sociale est de paraître heureux. Tout homme se prétend seul à plaindre dans tout, et s’arrange de manière à être félicité de tout. S’il parle au confident de ses peines, son œil, sa bouche, son attitude, tout est douleur ; malgré la force de son caractère, de profonds soupirs accusent sa destinée lamentable, et sa démarche est celle d’un homme qui n’a plus qu’à mourir. Des étrangers entrent ; sa tête s’affermit, son sourcil s’élève, son œil se fixe, il fait entendre que les revers ne sauraient l’atteindre, qu’il se joue du sort, qu’il peut payer tous les plaisirs : il n’est pas jusqu’à sa cravate qui ne se trouve aussitôt disposée d’une manière plus heureuse; et il marche comme un homme que le bonheur agite et qui cède aux grands résultats de sa destinée. […]
Senancour, Obermann [Cérioux, 1804; Abel Ledoux, 1833], Éditions Gallimard, Collection Folio, 1984, pp. 433-434. Édition présentée et annotée par Jean-Maurice Monnoyer.
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