
Ph., G.AdC
A toi Josette, à toi Ange
CLAIR-OBSCUR
Insomnie. Nuit blanche. Noire nuit sans lune. Le village, tapi dans la nuit, dort. Toi, non. Le café de l’après-midi, sans doute. Elle te demande : « Dans un verre ou dans une tasse ? » Quelle importance ! Tu réponds au hasard. Dans la tasse.
Tu t’interroges. De quoi est faite cette nuit sans lune pour ceux qui dorment dans les chambres mitoyennes de la tienne ? À deux pas de ta maison. Et pour la défunte, figée dans sa nuit sans rêve. Tu auscultes le souffle de la nuit. Tu retiens ta propre respiration. Tu tournes et retournes ta journée dans ta tête. Une journée de ta vie, condensée, resserrée depuis le matin dans une multitude de menues batailles, menées au coup par coup. Colmatage de brèches et de fissures, fuites d’eau, délayage de peinture. Tu es blanche de plâtre, blanche de poussière. Tu croyais le temps immobile au-dessus des toits et voilà que ce temps te rattrape, d’une terrasse à l’autre, du moulin à huile à la maison, d’une maison à l’autre.
Il faut faire vite. Tu t’attelles à la tâche, à toutes les tâches à la fois. Cela ne te fait pas peur. C’est seulement la question du temps. « Ça te change de l’école ? », lui lance une voix connue. Oui, bien sûr, ça la change vraiment. L’école n’existe plus. Elle appartient à un temps oublié. C’est presque comme si ce temps-là n’avait pas existé. C’était cela, sa vie d’avant. Cette vie-là l’a quittée.
Des sanglots surgissent de la ruelle. D’où venus ? Tu abandonnes tes pinceaux. Tu grimpes des marches raides. C’est du haut de la scalinata que viennent les pleurs. Elles sont deux, assises blotties l’une contre l’autre, sur les marches. L’une pleure, l’autre console. C’est à cause de la mère. Elle vient juste de mourir. Seule. Elle s’en est allée, seule. À l’instant. Sans prévenir. À peine le dos tourné. C’est toujours ainsi que cela arrive. Quand on ne s’y attend pas. Que l’on ne s’y attend plus. Pas aujourd’hui, ce n’est pas possible. Et pourtant si. Justement. C’est aujourd’hui que cela arrive.
Tu es blanche de poussière et de chaux. Enduite de peinture des pieds à la tête. Il faut que tu avances. Les murs à gratter puis à repeindre. La fuite à colmater. La maison à réorganiser. Les meubles à ranger. Tout s’en mêle. S’emmêle. La vie, la mort, côte à côte, si proches. Le temps déborde. Tu ne sais plus où ta vie commence, jusqu’où elle va, vers quoi elle t’entraîne. Le glas sonne et engloutit le village dans ses notes sombres. Qui est-ce ? Quelle vie vient de nous quitter ? Nul ne sait encore, sinon toi, sinon quelques personnes dispersées dans le hameau.
Tu t’interromps dans ton travail. Des chuchotements parviennent jusqu’à toi. Ils sont là, derrière la porte. Ils sont là, assis sur les marches. Tous ceux du hameau. Tu découvres des visages inconnus. Ils t’examinent, surpris de te voir surgir là, couverte de scarifications blanches. Tu ne peux pas faire ta visite dans cet état. Il faut que tu sois présentable. Il faut faire bonne figure. Même dans ces moments-là. Il faut faire honneur à la défunte. Les voix chuchotent derrière ton dos. Chacun raconte sa dernière veillée. Son dernier défunt.
Tu pousses la dernière porte du carrughju. Tu te rends compte que jamais tu n’as franchi le seuil de la maison. Enfant, tu craignais de pénétrer dans une intimité si différente de celle des tiens. Tu entres dans la grande salle. Tu découvres les femmes assises autour de la table. Silencieuses. Tu t’avances. Tu embrasses des visages. Tu serres des mains. Tu pénètres dans la chambre. Tout est blanc, le mur et le lit. Les draps sont bien tirés. Tu t’avances. Le visage de la défunte est d’une carnation indicible. Quelle couleur ? Tu ne sais pas. Couleur de parchemin peut-être. Tu te penches et tu déposes un baiser sur la joue lisse et froide, tendue à l’extrême, rigide. Tu ne reconnais qu’à peine ce visage. Il est autre dans la mort. Tu rejoins les femmes dans la cuisine, mélange de visages connus et inconnus. Oubliés aussi. Elle t’offre un café. Dans un verre ou dans une tasse ? Tu réponds au hasard. Sans réfléchir. Quel sens accorder à cette question ? Y en a-t-il un qu’elle ne perçoit pas ? La porte s’ouvre. Des hommes entrent, rajustent leur col, serrent des mains. On boit le café chaud. En silence.
Tu penses à l’insomnie prochaine. Tu ne peux te soustraire au café partagé. Tu observes le buffet, les verres bien rangés derrière la vitre. Chaque chose à sa place. Tu observes ses gestes à elle, lents et précis, comme absents. Détachés des gestes de ceux qui l’entourent. C’est toujours ce que tu as observé. Il y a toujours, dans ces moments-là, quelqu’un qui sert et qui est pourtant absent des autres.
Tu te souviens de la mort de ton père, du grand repas dans la salle à manger. Du va-et-vient feutré de celles qui assistaient ta mère. Tu penses à ta mère à toi, à toi confrontée à la mort de ta mère. Tu penses à ce jour qui arrivera aussi sans prévenir. Tu as surpris son visage, empreint du masque de la mort. Le visage parcheminé qu’elle a parfois pendant sa sieste. Celui-ci est lisse au contraire, lisse et sans rides. Tiré sur les tempes. Les lèvres minces pincées sur un silence lointain, profond, inatteignable. Déjà ! Les yeux fermés semblent tournés vers un ailleurs. Mais quel ailleurs ? Tu n’as pas le temps de t’arrêter. Tu laisses filer tes pensées.
Vous échangez quelques souvenirs d’enfance. À peine. Quelques bribes sans importance. Chacune pense à ses morts. À son cimetière portatif intérieur. Toi, tu te replies sur le tien, sur ses hiérarchies invisibles, sur ses strates savantes, connues de toi seule. Tu te lèves. Tu rends un dernier hommage à la défunte. Tu prends congé de l’assemblée silencieuse. Le café fume dans les tasses et dans les verres. Tu ne dormiras pas. Tu pressens l’insomnie encombrée de mots. Des mots qui ne trouveront pas leur issue. Tu franchis le seuil à nouveau. Tu tires la porte derrière toi. Les voix s’estompent. Au dehors la vie continue. Tu retrouves la lumière dorée d’octobre. La chaleur réconfortante de la terrasse, le scintillement des lauzes, l’immobilité de l’oliveraie, les murs blancs du moulin à huile. Les pinceaux et les truelles.
Tu es blanche à nouveau. Tu es blanche de la tête aux pieds. Demain tu te rendras à l’église. Tu es là, dans le village, dans le hameau. Ta place est ici désormais. Serrée entre ombres et lumière du carrughju de ton enfance.
Angèle Paoli
D.R. angèlepaoli
Retour au répertoire de octobre 2006
Retour à l'index de la catégorie Zibal-donna