"La toile ne vient pas de la tête, mais de la vie."
Bram Van Velde
Bram Van Velde (1895-1981)
Sans titre, 1970
Source
25 octobre 1964
« Première rencontre de Bram Van Velde. J’arrive à six heures du soir chez Jacques Putman, un ami qui, je crois, l’a beaucoup entouré, et qui par des articles, des ouvrages et des expositions, s’emploie à faire connaître son œuvre. Je ne sais quel type d’homme est ce peintre, et j’appréhende d’être mal reçu, d’être pris pour un opportun. J’ai la surprise de trouver quelqu’un de singulièrement timide, tout confus qu’un inconnu vienne à lui pour l’interroger sur sa peinture. Je m’assieds, il m’offre un verre, mais il ne peut supporter mon regard, ne cesse de se lever et se rasseoir. Une telle attitude m’intimide encore plus et j’ai le plus grand mal à bafouiller quelques questions. Pour échapper à la gêne qui nous gagne et rompre notre face à face presque silencieux, il me propose d’aller marcher dans la rue. Dehors, une fois délivrés de nos regards, nous nous sommes mis à parler. Un instant après, la glace était rompue, et il m’a invité à dîner dans un restaurant. Quand je l’ai quitté, il était plus de onze heures.
Je suis parvenu à le faire parler de lui. Il m’a confié qu’il avait quitté la Hollande à vingt-cinq ans. Qu’il n’y était jamais retourné, sauf il y a deux ou trois ans, lors d’une rétrospective de son œuvre au Musée d’Amsterdam. Qu’il n’avait jamais revu sa famille. Que son frère Geer, également peintre, habite à Paris, mais qu’il l’a perdu de vue depuis quelques années. Que sa sœur Jacoba, est un écrivain et qu’elle vit à Amsterdam. Qu’il a peint dans une solitude absolue jusqu’à cinquante ans, et que sa première exposition a été un fiasco. Que depuis l’âge de vingt-cinq ans, il s’est consacré à la peinture, ce qui signifie qu’il a vécu pendant trente ans dans une grande misère. En 1940, alors qu’il était parvenu à l’extrême limite de ce qu’il pouvait endurer, il a fait appel à Beckett, rencontré quatre années plus tôt. Pour la première fois, quelqu’un comprenait sa peinture, son silencieux combat, son obstination à se maintenir en ce lieu où la création affronte son impossibilité. (Nul plus que Beckett n’était à même de recevoir et d’apprécier une telle peinture. Peut-être même l’a-t-elle éclairé sur lui et ce qu’il s’apprêtait à écrire.)
Il m’a merveilleusement parlé de Beckett. Il a une telle générosité, m’a-t-il confié, une telle gentillesse. Une telle intelligence, une telle capacité de compréhension, un tel pouvoir de s’identifier à autrui. Il sait spontanément trouver les mots justes et simples qui s’adressent au plus essentiel de vous-même. En le voyant, on sent que la vie est en lui, on comprend que l’existence est une aventure immense et douloureuse.
Je lui ai rappelé qu’un jour, il avait dit au sculpteur Maxime Descombin que peindre, c’est chercher le visage de ce qui n’a pas de visage, et que la peinture, c’est l’homme devant sa débâcle… Ces paroles avaient paru à Descombin singulièrement justes, et comme je les lui rapporte, il comprend qu’elles sont de Descombin, et me déclare qu’elles sont effectivement irréfutables, qu’elles rendent absolument compte de la démarche de l’artiste. Je lui précise alors que ce n’est pas Descombin, mais lui, qui les a énoncées. Il détourne son regard, est gagné par la confusion. J’ai réalisé à ce moment qu’il allait si loin dans la désappropriation de soi, qu’il s’attachait à perdre mémoire de ce qu’il lui advenait de découvrir ou de formuler, qu’il se voulait d’une constante et absolue transparence face à lui-même et la peinture. On le sent d’ailleurs excessivement sensible, fragile et sans défense, effrayé par la vie, les gens. Et il a fréquemment un sourire de gêne qu’il n’arrive pas à réprimer. Mais lorsqu’il réfléchit, ses traits se transforment, son regard prend une acuité extraordinaire, et son visage n’est plus que tension, énergie. »
Charles Juliet, Rencontres avec Bram Van Velde, P.O.L, 1998, pp. 19-21.
Merci, chère Angèle pour Bram van Velde qui disait :
"Le peintre est celui qui ne peut se servir des mots. Sa seule issue, c'est d'être un visionnaire."
Cela devrait vous rappeler quelques conversations …
J’en profite pour signaler - Fouilles : poèmes - de Charles Juliet et Bram van Velde,
éditions Fata Morgana 1980
Amicizia
Guidu _____
Rédigé par : Guidu | 25 octobre 2006 à 17:56
Bonsoir, J'ai habité dix ans au-dessous de l'appartement de Bram Van Velde. Sa cuisine-atelier était peinte rouge sang. Il écoutait la radio dès son réveil et tard le soir. Il mangeait chez Jacques Putman et sa jeune femme Catherine, récemment décédée. Je le voyais tous les jours. Il était rieur, parlait beaucoup avec Reinout, Hollandais comme lui. Jacques Putman et Catherine lui évitaient toute tâche domestique. Un jour que je lui donnais un carton d'invitation pour une de mes expositions, il m'a dit : " Savez-vous que je suis peintre ? " Nous sommes alors partis d'un grand fou rire. Je rencontrais aussi Beckett qui avait des graviers dans ses poches, il les lançait jusqu'à la fenêtre de Bram, toujours en retard. Bram arrivait enfin, appuyé légèrement sur sa canne luxueuse. Je les voyais s'en aller vers les quais. Parfois, bien sûr, je parlais avec Beckett que je connaissais par mon ami, son acteur fétiche qui vient de mourir, Pierre Chabert. Je garde de ce temps de grands souvenirs heureux et calmes. Il est vrai que je n'interrogeais pas Bram Van Velde sur son travail et pas plus Beckett. C'était la vie quotidienne... Toutefois je n'oublie pas le jour où j'ai vu Bram marcher précautionneusement dans la cour, car il avait neigé. Nous avons contemplé ensemble cette neige tombée. Je n'oublie pas non plus le désespoir de Jacques Putman après la mort de Vram Van Velde. Jacques Putman est mort peu après. Pendant ce temps, Andrée Putman, femme délaissée, traversait la cour elle-aussi, déjà vêtue de noir... J'ai vu son premier travail de décoration : l'escalier des amis persans, qui ne venaient dans l'immeuble que deux, trois fois l'an. Les concierges, espagnols , et leurs enfants étaient mes amis. J'ai appris à lire à José qui ne voulait que dessiner et peindre " comme Bram ". ..............
Rédigé par : Denise Le Dantec | 03 septembre 2010 à 22:29
Denise,
comme votre témoignage est émouvant et en particulier cette phrase :
"...il est vrai que je n'interrogeais pas Bram van Velde sur son travail, et pas plus Beckett. C'était la vie quotidienne..."
Ainsi vous avez frôlé les deux côtés du vivre... Retrouver ainsi ces êtres devenus mythiques, allégés de la religiosité que l'on voue au sacré est étonnant. La création, cette doublure de silence, savait venir à eux derrière les persiennes de la solitude et de ces gestes : "lancer du gravier, peindre sa cuisine en rouge, regarder la neige, survivre en deuil et en noir,"... De plus vous le faites avec tant de douce simplicité, vous mêlant sans vanité à ce quotidien. Vous "gardez de beaux souvenirs heureux et calmes". C'est un bol d'air frais, loin des emphases, et c'est pour moi qui vous lis, retenir ce petit pincement de coeur de les retrouver là, intacts et chaleureux. Ce sont les mots les plus justes que j'ai lus depuis longtemps sur leur présence accordée au coeur du monde. Merci.
Rédigé par : christiane | 04 septembre 2010 à 08:58
Hé bien, moi qui n'ai eu la chance de rencontrer ni Bram Vam Velde ni Samuel Beckett, j'ai tout de même eu le plaisir et le bonheur de rencontrer Denise, qui a côtoyé et connu tant de monde ! Je suis même allée lui rendre visite dans son appartement parisien. Je la revois, alors que nous devisions et buvions du thé, allongée sur son canapé parmi ses livres et ses chats ! Tout autour, sur les murs, des toiles de grands peintres ! Avant de nous séparer, elle m'a ouvert sa caverne d'Ali Baba. Son atelier ! Des toiles partout, posées les unes contre les autres, dont j'ai pu admirer quelques-unes d'entre elles. Mais elle m'a surtout montré ses Carnets ! Des centaines de Carnets rangés par taille, couverts de dessins et de notes ! Magique ! J'aurais pu rester des heures à les feuilleter l'un après l'autre ! De vrais trésors !
Je suis très attachée au souvenir de ce moment de partage, si dense et si simple à la fois. Je l'en remercie à nouveau ici.
Rédigé par : Angèle Paoli | 08 septembre 2010 à 07:40