(Reflections in a Golden Eye, 1941)
Thomas Rehsteiner,
Reflections in a Golden Eye, 1991/92
Source
L’APOTHÉOSE ANIMALE DU SOLDAT WILLIAMS
De quels insaisissables reflets le capitaine Penderton est-il l’otage ? En ces journées lumineuses d’octobre, quel œil d’or se joue de cet homme sombre ? À l’approche du soldat Williams, la lumière prend, sur les feuilles d’érable, des teintes mordorées. Elle brille d’un éclat radieux, pareil aux éclairs que lance Oiseau-de-feu, le cheval de Léonore Penderton. Tandis qu’elle devient claire et froide lorsque s’inscrit, dans le décor du camp militaire, la nonchalance de la belle cavalière. Le capitaine ne saurait le dire, lui l’homme de l’ombre attiré par la mort, qui commence depuis peu à émerger à la conscience de lui-même. Depuis quand, au juste, sinon depuis que le soldat Williams est entré à son service.
Exclu de toutes les combinaisons amoureuses régissant son clan, Weldon Penderton - qui « réalisait en lui un équilibre délicat entre l’élément mâle et l’élément femelle » sans en posséder « les pouvoirs actifs » - rêve de devenir un jour le jumeau du soldat Williams. Et, comme lui, d’accéder à la pureté juvénile et impubère qui est la sienne. Le rêve inconscient du capitaine s’accomplit en même temps que se ferme la boucle cruelle à l’intérieur de laquelle évoluent les sept personnages de cet impitoyable huis clos.
De la texture savamment maîtrisée de ce roman émergent trois épisodes forts. Aveuglantes de clarté crue, ces trois scènes catalysent toute l’opacité des sentiments et en aiguisent de manière biseautée les troubles facettes. Zones d’ombre et de lumière se combinent habilement, dans un jeu permanent de clair-obscur, où seuls évoluent dans la transparence de leur banalité aveugle, le commandant et sa maîtresse.
Régi par le sexe et dominé par l’impuissance et la mort, le récit de Carson McCullers, resserré à l’extrême, tresse ses passions avec une rigueur mortelle jusqu’à l’émergence progressive de la pleine conscience de Penderton. Et culmine dans l’apothéose quasi animale du soldat Williams.
Carson McCullers, Reflets dans un œil d’or, Stock, Le Livre de Poche, Collection biblio. Traduit de l’anglais par Charles Cestre.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
EXTRAIT
« Le soldat Williams attendit sous les murs de la maison près de deux heures, que les lumières se fussent éteintes. Les étoiles pâlissaient un peu et le noir de la nuit avait tourné au violet foncé. Cependant, Orion brillait toujours et la Grande Ourse donnait un éclat radieux. Le soldat fit le tour de la maison, et essaya doucement l’écran de toile métallique qui doublait la porte de derrière. Le crochet était mis à l’intérieur, comme de juste. Cependant, la porte avait un peu de jeu, et, en insérant la lame de son couteau le long du chambranle, le soldat réussit à soulever le crochet. La porte de derrière elle-même n’était pas fermée à clé.
Une fois à l’intérieur de la maison, le soldat attendit un moment. Tout était sombre et on n’entendait pas un bruit […] Le soldat monta avec beaucoup de précaution l’escalier, qui était recouvert d’un tapis. Il avançait lentement, avec calme. La porte de la Dame était ouverte, et lorsqu’il arriva le soldat n’hésita pas. Avec la souplesse silencieuse d’un chat, il entra dans la chambre.
Un clair de lune vert, laiteux, emplissait la pièce. La femme du capitaine dormait comme son mari l’avait laissée. Ses cheveux soyeux reposaient déliés sur l’oreiller et sa respiration paisible soulevait doucement sa poitrine à demi nue. Un dessus de lit de soie jaune recouvrait les couvertures et un flacon de parfum débouché emplissait l’air d’une essence capiteuse. Très lentement, le soldat s’avança sur la pointe des pieds jusqu’au lit et se pencha sur la femme du capitaine. La lune éclairait leurs visages de sa lueur pâle et il était si près qu’il sentait son souffle tiède régulier. Dans les yeux graves du soldat, il y eut d’abord une expression de curiosité intense ; puis, comme les moments passaient, la félicité se peignit sur son visage lourd. Le jeune soldat sentit en lui une vive et étrange douceur qu’il n’avait jamais éprouvée de sa vie.
Il resta ainsi quelque temps, penché sur la femme du capitaine. Puis il appuya sa main légèrement sur le rebord de la fenêtre pour s’aider à garder l’équilibre et très lentement s’accroupit au pied du lit. Il se balançait sur la pointe des pieds, le dos droit, ses mains délicates et fortes appuyées sur ses genoux. Ses yeux s’arrondissaient comme des boutons d’ambre et deux mèches de cheveux tombaient embrouillées de son front […]
Le soldat Williams resta accroupi près du lit dans la chambre de la Dame presque jusqu’à l’aube. Il ne bougeait pas, ne faisait pas de bruit, et gardait les yeux fixés sur le corps de la Dame. Lorsque l’aurore parut, il se balança de nouveau, mit la main sur le rebord de la fenêtre et se leva doucement. Il descendit l’escalier et referma la porte de derrière. Le ciel avait déjà pris une teinte bleu pâle et Vénus s’éteignait. »
Carson McCullers, Reflets dans un œil d’or, pp. 59-62.
NOTE : Ce roman de Carson McCullers a été adapté au cinéma par John Huston : Reflections in a Golden Eye (1968), avec Liz Taylor et Marlon Brando.
Voir aussi : - (sur Terres de femmes) 17 janvier 1945/Lettre de Carson McCullers à Reeves. |
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Comme je suis heureuse de vous retrouver tous les trois ! La qualité de TdF a manqué au paysage du blog français pendant ces longues semaines. Je ne peux donc que m'enthousiasmer de votre décision de fonctionner 12 mois sur 12. Merci.
Bon retour donc et amitiés à tous.
Rédigé par : Pascale | 10 septembre 2006 à 21:28
Cette Carson McCullers a le génie de teinter les mots d'un désir ambigu et on ne sait plus dans ces corps frémissants ce qui est de la femme ou de l'homme. C'est comme si l'attente amoureuse planait sur ces êtres comme un bel oiseau mêlant les mots et les silences, dans son bel oeil d'or.
Rédigé par : Christiane | 03 novembre 2008 à 14:30