ÉLÉGIE
« Heureuse la nuit dont tremblait la Grande Ourse sous des cimes renversées dans un canal quand j’écoutais à travers tes chuchotements se lever ma fièvre.
Jamais ténèbres ne furent plus vastes qu’à l’heure où j’entendis s’éloigner de moi mon âme avec tes pas dont l’écho décroissant revenait par les rues d’une ville morte battre mon cœur.
Trahissais-tu les plaines solaires de juin et leur ciel en touffe de bleuets sur les clochers, la nuit où tu allumas entre les maisons le grand feu blanc d’une aube sans sommeil ?
Pouvais-je, contre une falaise que flagellaient les fruits malingres et les feuilles émaciées, ne pas tressaillir à cette lueur dont tu inventas de poser le silence sur mes abîmes ?
Aucun nuage, nul busard, pas un akène n’osait voguer quand s’arrêta l’automne au déclin d’un décours parmi son butin chamarré pour te sourire avec sa lèvre d’or.
Un soir hélas, vents et loups ameutés jetèrent si haut leurs cris de sacrificateurs que j’ai dû te ravir à travers les étincelants décombres des lustres décembraux. »
Jean Grosjean, Élégies [1967], III, Poésie/Gallimard, 1969, pp. 114-115.
BIO-BIBLIOGRAPHIE
Jean Grosjean (né à Paris le 21 décembre 1912-mort à Versailles le 10 avril 2006) est issu d’une famille de vignerons et de mineurs en Franche-Comté. Ordonné prêtre en 1939, il participe à l’expérience des prêtres ouvriers. Pendant la Seconde Guerre mondiale, il vit en captivité en Poméranie et au Brandebourg et fait la connaissance de Claude Gallimard. Il quitte l’Eglise en 1950 et se consacre à l’étude des langues arabes et hébraïques, ainsi qu’à la poésie et à l’édition (en tant que conseiller des éditions Gallimard). Sa poésie, fortement inspirée de l’univers biblique, mais aussi des grands textes sacrés hébraïques qu’il a traduits (Majestés et Passants, 1956 ; Apocalypse, 1962) est à la fois une théophanie et une « théologie du langage », mais aussi une méditation panthéiste sur la nature, la nuit, la vie et le temps.
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