Parfois, elle profitait du long sommeil de la maison et de son silence pour s’éclipser de la pénombre. Elle partait rejoindre en pleine lumière son amie. Son homonyme, à peine plus âgée qu’elle. Ensemble elles sortaient en catimini. Elles contournaient l’immeuble et se rendaient à la petite école. Assoupie sous « l’afa », à quelques pas de là. Elle aimait les murs décrépis de rose. Il lui fallait enjamber grilles et murets, ce qui rajoutait un soupçon de sel à leur escapade.
Une fois dans l’enceinte de l’école déserte, elles s’engageaient en tapinois dans les allées. À la recherche de l'endroit idéal. C’était généralement un coin de plate-bande, avec de la terre facile à travailler. Accroupie dans la poussière, elle creusait. Des trous profonds. Ce savoir-faire, elle devait le tenir de son arrière grand-tante. Celle qui, dans le hameau corse de Minerbiu, chez son autre grand-mère, était affublée du surnom peu amène d'« u rospu », le « crapaud ». Elle passait son temps, celle-là, à gratter, à gratter sans fin, sans répit, la terre sèche et ingrate du rocher. Et des jardins suspendus au-dessus de la mer.
Elle, la petite, elle grattait aussi, petite Antigone des temps modernes. Ignorante du monde enfoui qu’elle portait en elle. Puis elles sortaient de leur sacoche des images. Toutes sortes d’images. Images de chocolat Kohler ou Aiguebelle. Collectées des jours durant et rangées avec précaution dans des boîtes en aluminium. Elles les disposaient en rangs, alignées selon un ordre et une hiérarchie méthodiques. Dont elle ne sait plus le secret aujourd’hui. Chacune d’elles recouvrait son trésor de débris de verre, ramassés sur le terrain vague qui courait sous l’immeuble. Terrain vague sordide, vaguement inquiétant mais attirant. Hanté le soir par d’énormes rats en vadrouille, pataugeant dans la mélasse des détritrus. Terrain vague qui alimentait tout l’immeuble en grouillements de cafards. Mais rien ne pouvait interrompre leur rituel.
Elles astiquaient et polissaient le verre protecteur du revers de leurs tabliers. Les images devaient garder toute leur netteté. Lisses et sans tâches. Enfin satisfaites de leur ouvrage, elles recouvraient le tout de terre. Il ne restait plus qu’à aplanir le sol du curieux enclos aux images défuntes. Elles regagnaient alors l’immeuble en traversant le terrain vague, pourtant interdit. Puis rentraient à la maison, sur la pointe des pieds. Pour s’adonner à des jeux d’enfants sages. Sur leur passage, les cafards sortaient de leurs trous, courant sur les tommettes fêlées. Elles ne pouvaient résister au plaisir pervers d’entendre crisser sous leurs sandales criminelles le sourd craquement et crépitement des carapaces éclatées.
Quelques jours plus tard, elles refaisaient en sens inverse le même chemin. Elles se remettaient en quête de leurs images. Pour les déterrer. Les exhumer. Les remettre au jour. Ce n’était pas toujours simple. Elles ne retrouvaient pas d’emblée leur trésor. Ce qui rendait leur rituel plus excitant encore. Elle ignore combien de mois, combien d'années dura cette obscure cérémonie. Qu’elle accomplissait chaque fois dans l’ardeur du secret. Mais qui ne la quitta plus désormais. Tout cela était maintenant inscrit en elle. Et la mènerait, plus tard, sur des voies souterraines qu'elle ne soupçonnait pas encore.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
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j'aime les histoires qui parlent de l'enfance
ce qu'elle a laissé de traces merveilleuses ou tragiques
ce que l'on sent encore de vivant de cet âge
dans chaque mot
chaque phrase
...
moi aussi je collectionnais les images des plaquettes de chocolat
je les encadrais de carton pour en faire la décoration de mes maisons de poupées
faites de mes mains avec du matériel de récup.
C'est beau l'enfance...
Rédigé par : Viviane | 20 juillet 2006 à 22:59
Toi et moi, comme tant d'autres enfants de notre génération, nous faisions de l'"arte povera", sans le savoir!
Rédigé par : Angèle | 20 juillet 2006 à 23:51