Le
5 juillet 1972, à l’occasion de la première rétrospective monographique de l’œuvre de
Georges de La Tour (musée de l’Orangerie des Tuileries, 10 mai - 25 septembre 1972),
Le Tricheur à l’as de carreau est acquis par le Ministère des affaires culturelles auprès du collectionneur Pierre* Landry, toile qu’il avait lui-même achetée chez un antiquaire parisien de l’île de la Cité, à l’angle du Pont-Neuf.
Source
Réalisée vers 1635, cette célèbre scène de genre, désormais propriété du Musée du Louvre, s’inscrit, avec d’autres, dans la lignée de Caravage. C’est en effet à Michelangelo Merisi que l’on doit d’avoir mis au goût du jour le thème du tripot, avec Les Tricheurs (v. 1594, Kimbell Art Museum, Fort Worth, Texas).
Scène à trois personnages masculins chez Caravage, Le Tricheur à l’as de carreau et sa variante Le Tricheur à l’as de trèfle (conservée au Kimbell Art Museum), rassemblent deux hommes et deux femmes. Réunis autour d’une table de jeu. Une scène diurne, éclairée par une source de lumière provenant de l’extérieur de la toile. La connivence de trois d’entre eux ― les deux femmes et le jeune homme de gauche ― se fait par la circulation des regards et le savant chassé-croisé des mains. Ceux de la joueuse du centre, de la servante et du tricheur. Le quatrième participant, un jeune et riche cavalier, les yeux uniquement absorbés par l’analyse de son propre jeu et les mains sagement unies autour des ses cartes, occupe l’angle droit de la table. Un espace important le sépare de son partenaire de gauche, un filou rôdé aux arcanes de la tricherie. Mais le jeune cavalier semble également exclu des manigances qui occupent les deux femmes. Tenu à l’écart des trois autres, le jeune gandin est la dupe de la ruse de ses acolytes. Mais la scène réaliste du tripot peut également se lire comme une allégorie de l’innocence trompée.
Richement vêtus et parés, les acteurs de ce scénario sont représentés à mi-corps. De face pour les deux femmes et de profil pour les deux jeunes gens. Le jeune homme de gauche tire de derrière son dos un as de carreau caché dans sa ceinture. Le visage dans l’ombre, le joueur semble vouloir attirer l’attention du spectateur, habilement impliqué dans la scène par ce regard tourné vers lui.
Associé au luxe (vêtements, coiffes, plumes, parures et bijoux) et à l’argent, explicitement présent sur la table, le jeu l’est aussi au plaisir de la chair et au vin. Le libertinage amoureux et la licence ne sont pas exclus de cette partie de cartes. La jeune femme qui occupe le centre de la scène, porte des perles à son cou, à ses oreilles et à ses poignets. Signe de son appartenance au monde vénal des courtisanes.
Derrière une scène d’une apparente convivialité se cache la dénonciation d’un « divertissement » à trois dimensions ― la femme, le jeu, le vin. « Divertissement » banni par l’Église, en ces temps de pré-jansénisme religieux.
Cependant, si la visée apologétique de cette toile (inexistante chez Caravage) ne fait aucun doute, la fascination qu’elle exerce tient davantage au style éclatant et dense de sa composition qu’à la morale austère ― propre au « classicisme » français de cette époque ― qui s’en dégage. Témoin silencieux du scénario qui s’agence sous ses yeux, le spectateur n’en est-il pas aussi le complice amusé ? Au détriment du cavalier dont on devine qu’il est sur le point de se faire « plumer ».
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
* Et non Paul, comme le dit à tort la notice du Louvre (information reprise telle quelle par Wikipedia). Pour mémoire, Pierre Landry est un ancien champion de tennis, qui participa notamment à la Coupe Davis en 1926, l'année même (selon le Louvre) de l’acquisition de la toile de Georges de La Tour. Pour Jean-Pierre Cuzin, coauteur avec Dimitri Salmon de l’ouvrage Georges de La Tour. Histoire d’une redécouverte, publié dans la Collection Découvertes (Gallimard/Réunion des Musées nationaux), cette date de 1926 (communiquée par l’historien d’art allemand Hermann Voss, le « redécouvreur », au début des années 1930, des toiles diurnes de Georges de La Tour) reste à vérifier. L’académicien Pierre Rosenberg, dans son allocution de la séance de rentrée de l’Institut de France du mardi 21 octobre 1997, séance consacrée à la mémoire de Georges de La Tour, donne, quant à lui, la date de 1931.
Par ailleurs, selon nos sources (la presse de l’époque), cette toile n’a pas été offerte par Pierre Landry (comme le dit la notice du Louvre), mais achetée le 5 juillet 1972 par le ministère des Affaires culturelles, pour la somme de dix millions de francs.
Au sujet de l'analyse de ce tableau et des enjeux possibles de l'image, lire Pierre Dautun, Dix modèles d'analyse d'image (Marabout).
Très intéressant!
Rédigé par : Laetitia kozan | 02 juillet 2007 à 16:50
bonjour,
je voulais simplement vous remercier pour ce texte bien écrit, j'aime particulièrement cette toile, et je dois d'ailleurs faire un exposé sur elle. Vos précieux renseignements vont sûrement m'être d'une grande aide!
Bonne continuation pour votre blog.
@+
Nanou
Rédigé par : Nanou | 25 octobre 2007 à 17:55
Je voudrais savoir dans quelle salle du Louvre se trouve ce tableau, SVP ?
Merci.
I.V.
Rédigé par : Igor Voskressenski | 21 novembre 2007 à 11:19
Cette toile est exposée dans l'aile Sully du Louvre (2e étage, salle 28).
Rédigé par : Webmestre de TdF | 21 novembre 2007 à 12:37
J'ai eu la chance, quand j'avais dix ans, de voir la rétrospective de 1972, et j'ai été très marquée par les tableaux de Georges de La Tour, les jeux de lumière et d'ombre (Le Nouveau-Né, L'Adoration des bergers, les Madeleine, Saint-Joseph...), ainsi que les jeux des regards des Tricheurs et de La Diseuse de bonne aventure. L'enfant que j'étais avait été frappée par la finesse presque photographique de cette peinture. J'aime toujours autant ce peintre. Merci de votre analyse de ce tableau.
Rédigé par : L'alouette | 29 octobre 2008 à 00:13