Image, G.AdC
Catastrophes
Un mois après avoir quitté Tchertchen, le 22 juillet, nous sommes à deux jours de Kachgar où nous envoyons un messager pour annoncer notre arrivée.
Au bord de la route, les feuilles blanches et vertes des petits peupliers frémissent sur le fond bleu du ciel. J’avance à l’amble, heureuse. Plus loin, à l’ombre près d’un canal qu’ils viennent de traverser, nous rattrapons nos ânes partis avant nous ; ils sont arrêtés, ce qui n’éveille pas d’abord notre suspicion. Puis nous quittons la grand-route pour suivre un raccourci dans de vastes pâturages irrigués où le bétail repu nous regarde passer. Mon cheval suit de près le soldat monté qui nous escorte ; en traversant une rivière, le cheval de l’homme trébuche, se rattrape et sort de l’eau. Avant que j’aie le temps de comprendre ce qui m’arrive, ma bête s’embourbe, et terrifiée, se couche sur le flanc. Dans l’eau à mi-corps, je la tire de là avec l’aide de Nyaz, tout en jurant contre notre mauvais guide, l’invectivant en russe, faute de savoir assez de turki. Carnets de notes, passeport, films, Leica sont ruisselants ainsi que mon gros sac de couchage. Peter rappelle le soldat pour qu’il me prête sa selle: croyant que mon cheval était en danger, cet idiot appelait des berges au secours tout en s’esquivant.
À Yapchen où nous arrivons ce soir-là, il n’y a pas de farine au marché, et nous ne parvenons à en acheter qu’en nous adressant au hsiang-ye. Pendant notre souper, un turki aux traits nets, habitué à commander, ce qui étonne chez un indigène, demande sèchement à voir nos papiers. Il sait le russe, vient d’Andijan et nous apprend que nous ne trouverons pas d’ânes ici. Mais ce n’est pas à cause de lui que je me souviendrai longtemps de Yapchen. La nuit se passe bien pour peu qu’on ne craigne pas de se voir transformer en terrain de saut par de charmants petits crapauds.
Mais le lendemain, le 23 juillet, jour mémorable de notre arrivée à Kachgar, lorsque Peter ouvre sa valise pour en sortir son rasoir, il découvre qu’elle est pleine d’eau ! Et ce n’est pas tout; la cantine qui lui faisait pendant, a également séjourné dans l’eau quand un bourricot faillit se noyer dans le canal où nous l’avions dépassé la veille. L’ânier terrifié n’avait rien osé nous dire.
Peter, l’impatient, est obligé de retarder notre départ : pour éviter des dégâts graves, il faut procéder à un séchage partiel. La mallette de pharmacie est transformée en papier éponge à l’intérieur duquel se dissolvent pilules, cachets et coton hydrophile. Mais le plus grand malheur c’est de découvrir que quelques films de Peter, déjà exposés, suintent et sont probablement perdus. Nos seuls objets de luxe, - et que nous avons failli abandonner à Toruksaï lorsque notre caravane fondait comme beurre au soleil - nos machines à écrire sont enrobées dans une couche de limon et ne fonctionnent plus; une heure durant j’étanche l’humidité et j’asperge mon Erika d’huile de fusil, jusqu’à ce que ses articulations reprennent vie.
Parmi les effets de Peter qui s’égouttent sur une corde, pend lamentablement un complet en lainage d’été, tout panaché par le voisinage humide d’un foulard vert, souvenir de Khotan. Depuis des mois, chaque fois que Peter plongeait dans sa valise, j’y voyais la belle étoffe et les plis impeccables du pantalon. J’avais déjà prévu qu’avec ma petite jupe plissée (roulée en boule dans un sac depuis le départ) je ne pourrai guère passer que pour la cuisinière de Peter, lorsque, si élégant, il m’emmènerait dans la haute société de Kachgar ! Certes, il était vexant que ce vêtement fût ruiné sur la grand-route, bien loin des pistes périlleuses, et après avoir traversé toute la Tartarie; mais étais-je aussi triste que j’aurais dû l’être ?
De nouveaux bourricots étant introuvables à Yapchen, nous obligeons l’ânier fautif à continuer avec nous en ne le payant pas ; et ce pauvre garçon incapable de payer ce qu’il doit pour la nuit, laissera son poignard aux mains de l’aubergiste en gage de sa dette ! »
Ella Maillart, Oasis interdites, Petite bibliothèque Payot, 1994, pp. 195-196.
Je signale que le Monde 2, publication magazine hebdomadaire du journal Le Monde vient de publier dans son édition du samedi 22 juillet un dossier Ella Maillart, Femme du Globe, avec en particulier des photos très intéressantes et une belle carte, dossier dont les principaux contributeurs sont Marion Van Renterghem, André Velter et Josyane Savigneau.
Rédigé par : Florence Trocmé | 23 juillet 2006 à 16:41
Incroyable coïncidence ! Je vais joindre ce dossier à ma propre documentation. Merci, ma chère Florence, de cette précieuse information. A relire Annemarie Schwarzenbach ou Ella Maillart depuis un mois, je sens que me reprend l'appel des terres lointaines. Un jour ou l'autre, ce sera "on the road again"!
Rédigé par : Angèle Paoli | 23 juillet 2006 à 17:40