Ph., G.AdC
Hôtel Crillon
15 juillet (St Henri) 1939
Mon Poupoul chéri,
Ta lettre m’a fait un immense plaisir. Les Fiançailles pour rire, c’est à toi que je les aurais dédiées si je n’avais pas épousé mon Pálffy. Mais mon Pálffy* m’a épousée et tu n’en as pas fait autant. Un jour il faudra que je te raconte ma vie d’à-présent. Toi qui m’as toujours connue à Verrières, entourée de mes frères et de mes amoureux, peux-tu m’imaginer dans un château, en Slovaquie ? Le vaste parc se perd dans la forêt et les monts des petites Carpathes bornent mon horizon. Viens voir ça et profites-z’en pour me jeter un coup d’oeil, si le cœur t’en dit. Mais la question n’est pas là, ou, plutôt, je n’ai pas encore répondu à la question que tu m’as posée. Tu me demandes pourquoi le texte du poème « Eau de vie, au-delà » édité par Gallimard dans le volume que j’ai intitulé Fiançailles pour rire, n’est pas semblable au texte original que tu as reçu de moi longtemps avant la parution de ce volume. Eh bien, voilà : ce poème que j’avais écrit sans y mêler la moindre intention, la moindre pensée inconvenantes m’a valu de la part de Marie-Blanche des taquineries dont je suis encore éberluée. Elle m’a démontré que ce poème était l’indécence même et contenait des images et des aveux dignes de faire rougir le confesseur le plus large d’esprit. Et quand je lui ai dit qu’elle avait l’esprit mal tourné elle m’a répondu que mon inconscience n’était pas, à ses yeux, une preuve d’innocence. Elle riait, tu la vois d’ici, mais moi je te jure que je faisais une vraie figure d’omelette, et aux fines herbes encore. Bref, je n’ai pas osé le faire paraître tel qu’il était. Je l’ai modifié pour tout le monde et si je ne l’ai pas changé pour toi c’est que je l’avais écrit pour toi et que je savais que ta musique aurait le pouvoir de l’innocence sous sa forme originelle.
Ne m’en veuille pas de cette longue explication. J’ai le style filandreux. Je voudrais te voir et t’embrasser. Je le fais en pensée aujourd’hui et c’est de tout cœur que je suis ta
Loulette.
* Paul Palffy d'Erdöd
Francis Poulenc, Correspondance 1915-1963, Editions du Seuil, 1967, pp. 110-111. Correspondance établie par Hélène De Wendel.
Eau de vie, Au-delà
Eau-de-vie ! Au-delà !
À l’heure du plaisir,
Choisir n’est pas trahir,
Je choisis celui-là.
Je choisis celui-là
Qui sait me faire rire,
D’un doigt de-ci, de-là,
Comme on fait pour écrire.
Comme on fait pour écrire,
Il va par-ci, par-là,
Sans que j’ose lui dire :
J’aime bien ce jeu-là.
J’aime bien ce jeu-là,
Qu’un souffle fait finir,
Jusqu’au dernier soupir
Je choisis ce jeu-là.
Eau-de-vie ! Au-delà !
À l’heure du plaisir,
Choisir n’est pas trahir,
Je choisis celui-là.
Francis Poulenc, Trois poèmes de Louise de Vilmorin, mélodies pour voix et piano, FP. 91, 1937.
ayant connu, enfant, un de ses neveux qui (peut être par incompréhension) ne pêchait pas par un respect excessif pour elle, j'ai toujours eu du mal à me plonger dans ses textes
Rédigé par : brigetoun | 15 juillet 2006 à 20:43
une parenthèse légère et amusante cette lecture, ma chère Angèle...
d'abord j'ai imaginé presque "sautillant" le mouvement de ce poème mis en musique par Poulenc...
après, j'ai essayé de trouver "l’indécence" - pas pour de la pruderie jamais ! -
mais ça m'aurait amusé si je l'avais dégagée... (mais je ne suis pas trop sûre de ne pas l'avoir trouvée!)...
enfin... il y a quelques minutes que je suis poussée à trouver dans n'importe quel écrit - les mots que je viens de t'écrire, les listes des deux côtés de ton template, même sur mon paquet de cigarettes - des olorimes !
Ah! la force oulipienne !
... je ferme cette parenthèse - car le dîner et les "dîneurs" m'attendent-
mais pas avant de t'embrasser amicalement. franca
Rédigé par : madeinfranca | 16 juillet 2006 à 21:50
Il est vrai, madeinfranca, j’aurais moi aussi imaginé un air plus sautillant, plus primesautier, plus léger. Je trouve belle et troublante la musique de Poulenc mais avec des nuances trop sombres ou trop sérieuses. Je pense que la dite Loulette était une sacrée coquine, pleine de fantaisie. « Fiancée » à Antoine de Saint-Exupéry, maîtresse d’André Malraux avec qui elle partageait ses étés dans sa belle demeure de Centuri (Cap Corse), elle le fut aussi probablement de Francis Poulenc, son cher Poupoule.
J’aime la liberté de ton qui est la sienne dans cette lettre. Et je me dis que les hommes et les femmes de ce temps-là n’étaient pas tout à fait tels qu’on a bien voulu nous le laisser croire. Libertins en diable !
Rédigé par : Angèle Paoli | 17 juillet 2006 à 12:32