Image, G.AdC
« J’AI TOUJOURS CONSIDÉRÉ LE PORTRAIT COMME UN REPORTAGE »
Née à Schöneberg (près de Berlin) le 19 décembre 1908, mais ayant choisi la nationalité française en 1936, Gisèle Freund est considérée comme la plus grande photojournaliste de son siècle. Mais ce sont surtout ses portraits photographiques d'artistes, d'intellectuels et d'écrivains - portraits qu’elle a commencé de réaliser dès 1930 - qui ont le plus contribué à asseoir sa notoriété.
Femme de très grande culture, ayant suivi des études de sociologie à Fribourg, puis à Francfort (Karl Mannheim, Theodor Adorno,...), passionnée de littérature, Gisèle Freund ne se destinait pas a priori à la photographie. C’est pourtant avec ce langage universel qu’elle va commencer à gagner sa vie. Fuyant l’Allemagne hitlérienne, elle rejoint Paris le 30 mai 1933, emportant avec elle son Leica, un cadeau de son père, et tout un lot de pellicules qui témoignent de la violence nazie à l’encontre des étudiants dissidents dont elle fait partie.
À Paris, où elle s’installe et vit misérablement, les premiers portraits qu'elle réalise sont des portraits anonymes. Des portraits de commerçants. Ceux qu’elle fréquente au quotidien. Gisèle Freund éprouve pour ce mode d’expression un engouement qui ne la quittera plus. Un mode d'expression qui lui permet de décrypter - sans brusquerie et tout en sensibilité - les aspects cachés d’une personnalité. Débusquer derrière le masque du visage et les affèteries sociales les vraies marques de la vie, telle est la passion de Gisèle Freund.
L'année 1935 est une année charnière dans la carrière de Gisèle Freund. Un reportage retentissant sur les chômeurs dans le nord de l'Angleterre. Et surtout André Malraux qu'elle saisit « sur le vif », cheveux au vent et cigarette aux lèvres. Un superbe instantané en noir et blanc. Le portrait devient tout aussitôt célèbre et lance la photographe. Trois ans plus tard, en 1938, Gisèle Freund se met à la couleur. L'année même où est inventée la pellicule Kodachrome.
LA MAISON DES AMIS DES LIVRES
Amie de Sylvia Beach (Shakespeare and Company) et d’ Adrienne Monnier (La Maison des Amis des livres), Gisèle Freund côtoie le Tout-Paris intellectuel qui fréquente les deux librairies de la rue de l'Odéon. Passionnée par les visages d’écrivains, elle les photographie. Combinant habilement perspicacité, justesse du regard et distanciation discrète. Elle photographie ces écrivains au naturel, le plus souvent dans leur intérieur, assis à leur table de travail, entourés de livres et écrits. « Dans l'atmosphère qui est la leur ». Une révolution pour la fin de ces années trente, où l'on en est encore aux portraits complaisamment retouchés des studios Harcourt. Parmi les plus célèbres de ces portraits, James Joyce évidemment... mais aussi Walter Benjamin (qu'elle rencontre régulièrement à la Bibliothèque de la Sorbonne), André Gide, Henri de Montherlant, Colette, Paul Eluard, Louis Aragon, André Malraux, Simone de Beauvoir, Samuel Beckett, André Breton, Jean Cocteau, François Mauriac, Jean-Paul Sartre… C'est chez Adrienne Monnier qu'elle publie, en 1936, la thèse qu'elle a entreprise sur l'initiative de Norbert Elias : La photographie en France au XIXe siècle (un sujet universitaire tout à fait incongru pour l'époque). Adrienne qui l'a aidée à mettre sa thèse en « bon français ». Adrienne encore avec qui elle organise en 1939 la première grande exposition du fonds de sa collection.
En Angleterre, James Joyce (à nouveau) - qui fera l’objet d’une première de couverture de Time, le 8 mai 1939 -, Vita Sackville-West, Georges-Bernard Shaw, T.S Eliot, se prêtent au jeu discret de son Leica. Mais c’est au portrait de Virginia Woolf que va la préférence de Gisèle Freund. Sans doute ce portrait traduit-il, plus et mieux qu'aucun autre, la complicité intellectuelle et émotionnelle qui lie l’artiste à son sujet. Et résume-t-il à lui seul l'esprit même de son travail : révéler le sujet photographique à lui-même.
EXIL, MAGNUM ET GLOIRE
Contrainte de fuir la France (après s'être réfugiée dans le Lot), Gisèle Freund s'exile en Argentine, grâce à l'entremise d'André Malraux. Accueillie à Buenos Aires par Roger Caillois et hébergée par la directrice de la revue littéraire SUR, Victoria Ocampo, elle fonde une association de soutien aux écrivains français "Solidaridad con los escritores franceses".
De retour à Paris en 1946, Gisèle Freund effectue entre 1948 et 1954, pour le bureau parisien de l’agence Magnum (que viennent tout juste de créer Robert Capa et Cartier-Bresson), de nombreux reportages en Amérique du Sud, de Patagonie au Pérou en passant par l’Equateur, la Bolivie et le Brésil. En 1950, elle réalise sur Evita Peron un reportage qui déclenche un incident diplomatique entre l'Argentine et les États-Unis. La reporter se replie alors pendant deux ans au Mexique où elle est l’invitée de Diego Rivera et Frida Kahlo. Suspectée de communisme en pleine période de maccarthisme, elle est interdite de visa américain, et finit par être mise à la porte de l'agence Magnum par Robert Capa en personne, qui craint que soit compromise la création de l'antenne new-yorkaise de son agence.
Gisèle Freund poursuit cependant activement son activité de reporter de par le monde, et ne cesse de photographier que dans les années 1980, peu de temps après avoir été récompensée par le Grand Prix National des Arts pour la photographie. Et avoir réalisé le portrait officiel de François Mitterrand. Sur la demande expresse du Président.
Gisèle Freund meurt dans la nuit du 30 au 31 mars 2000, à l’âge de quatre-vingt onze ans. Dans son appartement parisien de la rue Lalande (14e arrondissement, tout près de la rue Daguerre).
Parmi ses ouvrages les plus connus figurent :
• France (1945)
• James Joyce in Paris
• His Final Years (1965)
• Le Monde et ma caméra (1970)
• Photographie et société (1974)
Source
EXTRAIT
Gisèle Freund
Rencontre avec Walter Benjamin
« J’ai rencontré Walter Benjamin pour la première fois en 1932, aux Baléares. Pour lui, sans doute, cette jeune fille de vingt ans qui n’osait pas lui adresser la parole ne représentait pas grand-chose.
Après l’avènement du régime hitlérien, Benjamin s’installa à Paris en 1934. Je travaillais tous les jours à ma thèse de doctorat à la Bibliothèque nationale. Lui y allait pour ses recherches sur Baudelaire. Des relations amicales s’établirent bientôt entre nous.
Benjamin était de stature moyenne et tout en rondeurs. Il avait de petites mains potelées. Son front était haut et bombé, son nez légèrement aquilin et ses lèvres très rouges et épaisses. Il portait une petite moustache. Ses cheveux châtains, naturellement ondulés, grisonnaient déjà sur les tempes. Son regard de myope, extrêmement vif, était à moitié caché derrière des lunettes aux verres épais. Quand il marchait, il se déplaçait lentement. Parfois, il se plaignait de son cœur; il avait des difficultés pour monter les escaliers.
Durant des années, je l’ai vu porter le même costume sombre, dont les manches étaient devenues trop courtes à force d’usure. Il parlait lentement, et toujours après mûre réflexion, et avait une façon très cérémonieuse, très allemande, de se comporter avec les gens. Une seule fois, je l’ai vu hors de lui, le visage rouge de colère, quand il raconta à Hélène Hessel (la femme de l’écrivain) et à moi-même que ses écrits pour la revue de l’Institut des sciences sociales (qui avait émigré de Francfort via Paris et New York) étaient censurés par Adorno, le directeur de l’Institut, avec Horkheimer. L’Institut lui versait une petite pension. Elle lui permettait de survivre à Paris, ce qui était essentiel pour ses recherches. Il ne pouvait donc pas s’opposer à Adorno ouvertement. Il mit des semaines pour répondre à ses critiques, et cachant son amertume.
Pendant des années nous nous rencontrâmes tous les jours dans cette immense salle silencieuse. Parfois nous allions nous promener dans le couloir de la Bibliothèque, ou nous traversions la rue de Richelieu jusqu’à un banc du square Louvois; Benjamin allumait sa pipe et nous nous entretenions des sujets les plus divers: la situation politique, le marxisme, les écrivains contemporains… »
Gisèle Freund in Walter Benjamin, Écrits français, Éditions Gallimard, Collection folio essais, 1991, pp. 464-465.
|
de beaux portraits.
clem
Rédigé par : clem | 04 juin 2006 à 11:50
je ne savais pas en regardant, tournant autour etc.. du square Louvois que Benjamin l'une de mes chères admirations y avait eu ses habitudes. Platement je pensais parfois à lui dans les passages.
Rédigé par : brigetoun | 04 juin 2006 à 19:06
Jusqu'au 26 septembre 2006, à la Maison de l'Amérique latine, exposition Susana Soca et sa constellation vues par Gisèle Freund.
Cette exposition est destinée à rendre hommage à Susana Soca à l’occasion du centenaire de sa naissance (19 juillet 1906-19 juillet 2006) ainsi qu’à Gisèle Freund, la photographe amie des écrivains et, par leur intermédiaire, à l’univers fort particulier qui a uni le vieux et le nouveau monde.
Maison de l'Amérique latine
217, Boulevard Saint-Germain
75007 PARIS
Horaires :
- Du lundi au vendredi, de 11h00 à 19h00.
Rédigé par : Agenda culturel de TdF | 10 juin 2006 à 06:04