Le
2 juin 1952, à la suite d'un décret du 24 mai 1952 de la Suprema Sacra Congregatio Sancti Officii, l’intégralité de
l’œuvre d’André Gide (« Andreae Gide opera omnia ») est
mise à l’index librorum prohibitorum (des livres interdits) par le Vatican.
L’Osservatore romano accuse l’écrivain,
Prix Nobel de littérature 1947, d’être « un négateur du Christ ». « Un poète de la joie la plus trouble et de la gloire la plus vaine. » André Gide n'aura pas connu cette interdiction de son vivant, puisqu'il est mort à Paris le
19 février 1951.
Ph. Gisèle Freund, 1939
Source
LES CAVES DU VATICAN
Publiée en 1914, la sotie* des Caves du Vatican doit une part importante de son succès au personnage de Lafcadio, qui cherche dans l’acte gratuit une libération à/de lui-même.
Véritable « divertissement » satirique, la sotie des Caves du Vatican est l’occasion pour André Gide de construire une réflexion sur les conséquences possibles de certains idéaux, idées fixes, préjugés, croyances ou théories sur la vie de tous les jours. Et d’expérimenter un style qui allie sècheresse et humour. Tout en respectant la rigueur classique.
LA THÉORIE DE L'ACTE GRATUIT
L’EXTRAIT choisi ci-après est tiré de l’acte trois du récit. Cet acte, intitulé « Amédée Fleurissoire », porte le nom de l’anti-héros qui en est le centre. Venu à Rome pour voler au secours du pape Léon XIII, victime d’une abominable escroquerie (fait divers qui remonte à 1895), Amédée Fleurissoire, brave croisé ingénu, est tombé dans les rets de Protos. Principal agent de la conspiration papale. Et ami de Lafcadio.
Amédée Fleurissoire, jugé importun par les « mille pattes », trouve la mort non pas au cours de représailles prévues contre lui, mais victime d’un « crime immotivé ». Lafcadio voulant expérimenter, sur un homme qu’il n’a jamais vu, sa théorie de l’« acte gratuit », pousse le malheureux Fleurissoire par la portière d’un train. C’est pourtant Protos qui ira en prison pour expier le crime perpétré par Lafcadio.
CAVE EST UN MOT LATIN QUI VEUT DIRE AUSSI PRENDS GARDE
― Mais enfin, Monsieur, qui vous a prié de vous mêler de cette affaire ? De qui suivez-vous les instructions ?
― Pardonnez- moi, Monsieur l’abbé, dit confusément Fleurissoire, je n’ai reçu d’instructions de personne : je suis une pauvre âme pleine d’angoisse et qui cherche de son côté.
Ces humbles paroles semblèrent désarmer le curé ; il tendit la main à Fleurissoire :
― Je vous ai parlé durement…mais c’est que de tels dangers nous entourent ! Puis, après une courte hésitation : tenez ! Voulez-vous m’accompagner demain ? Nous irons voir ensemble mon ami… […]
Ils s’assirent. Protos sortit un carnet de sa poche et sur une feuille vierge commença, sous les yeux hagards d’Amédée :
Ma vieille…
Puis, amusé de la stupeur de l’autre, il sourit, très calme :
― Alors, c’est au cardinal que vous auriez écrit, si on vous avait laissé faire ?
Et sur un ton plus amical il voulut bien renseigner Amédée : une fois par semaine le cardinal San-Felice quittait l’archevêché clandestinement, en costume de simple abbé, devenait le chapelain Bardolotti, se rendait sur les pentes du Vomero et, dans une modeste villa, recevait quelques rares intimes et les lettres secrètes que les initiés lui adressaient sous ce faux nom. Mais même sous ce déguisement vulgaire il ne se sentait pas à l’abri : il n’était pas bien sûr que les lettres qui lui parvenaient par la poste ne fussent ouvertes, et suppliait que, dans la lettre, rien de significatif ne fût dit, que, dans le ton de la lettre, rien ne laissât pressentir son éminence, ne respirât si peu que ce soit, le respect.
À présent qu’il était de mèche, Amédée souriait à son tour.
― Ma vieille… Voyons ; qu’est-ce qu’on va lui dire à cette chère vieille ? Plaisantait l’abbé, hésitant du bout du crayon :
― Ah ! Je t’emmène un vieux rigolo. (Si ! si ! laissez : je sais le ton qu’il y faut ! Sors une bouteille ou deux de falerne, que demain nous viendrons siffler avec toi. On rira.
― Tenez ; signez aussi.
― Je ferais peut-être mieux de ne pas mettre mon vrai nom.
― Vous, cela n’a pas d’importance, reprit Protos qui, à côté du nom d’Amédée Fleurissoire, écrivit : Cave.
― Oh ! Très habile !
― Quoi ? Cela vous étonne que je signe de ce nom là : Cave ?
― Vous n’avez que celle du Vatican dans la tête. Apprenez ceci, mon bon Monsieur Fleurissoire : Cave est un mot latin qui veut dire aussi : PRENDS GARDE !
André Gide, Les Caves du Vatican [1914], Éditions Rombaldi, 1970, pp. 166-167.
* Sotie : inspirée de la fête des sots, la sotie est un genre dramatique médiéval. Gide en fait un récit désinvolte, à portée ironique et critique.
Est-ce toujours le cas ? André Gide est-il encore aujourd'hui persona non grata au Vatican ?
Merci d'une éventuelle réponse.
Rédigé par : Pascale | 02 juin 2006 à 12:47
Pascale, l'index librorum prohibitorum (en tant que liste officielle) a été aboli par le Saint Office du Vatican (présidé par le cardinal Ottaviani, sous Paul VI) par une notification en date du 14 juin 1966. Cela ne veut pas dire que Gide est en "odeur de sainteté" au Vatican (lien sur la notification: acte officiel en Format PDF).
Rédigé par : Yves | 02 juin 2006 à 13:12
Je ne suis pas vraiment d'accord avec certains points de cet article. Je n'envisage pas Gide comme un auteur qui "respecte la rigueur classique". Bien au contraire, la seule rigueur des Caves, est celle qu'il s'impose lui-même, inspirée de son génie, jouant avec une agréable malice de ce qu'on a apellé la crise du roman du XIXe siècle. De plus, Protos ne peut être considéré comme ami de Lafcadio. Son influence sur lui me fait penser à celle que le neveu Strouvilhou exerce sur le jeune Molinier dans Les Faux-Monnayeurs, seul roman de ce génie des lettres qu'est André Gide, mais j'avoue que c'est là une vision bien personnelle. Il en va un peu de même pour l'analyse que vous faites du personnage d'Amédée. Le qualifier d'anti héros ne lui correspond pas, je pense, car un anti-héros suit toujours une initiation, et les Caves est tout le contraire d'une progression, mais c'est une oeuvre de renversement permanent. Mais ceci dit, je reconnais parfaitement qu'il est compliqué de résumer en si peu de mots cette sotie.
Rédigé par : Elise | 29 mars 2007 à 21:13
Soit, Elise, vous avez vos raisons pour n’être pas d’accord avec mon analyse, analyse dont je ne prétends ni qu’elle est exhaustive ni qu’elle est complètement aboutie. Loin de moi l’idée que Les Caves du Vatican ne soient inspirées par le génie de Gide, dont je suis la première à regretter qu’il ne soit plus, depuis fort longtemps, « notre contemporain capital » !
« Rigueur classique » ? Je la perçois d’emblée dans la structure du récit, composé de cinq livres qui ne sont pas sans évoquer les cinq actes de la tragédie classique. Cette rigueur classique, je la perçois aussi, comme vous du reste, dans la présence de contraintes, que l’écrivain conduit jusqu’au bout. Comme l’écrit l’auteur dans Nouveaux Prétextes : « L’art naît de contrainte, vit de lutte, meurt de liberté ». Il est vrai que ces contraintes ne lui viennent que de lui-même et non de règles édictées par l’Académie Française, fondée en 1634 par Richelieu. Elles relèvent de son seul choix. Génie et rigueur classique ne sont nullement antithétiques, encore moins incompatibles.
Anti-héros, anti-roman ? Les Caves du Vatican sont en effet une parodie du roman du XIXe siècle. Gide qualifiait d’ailleurs son œuvre de « sotie », lui attribuant ainsi un caractère burlesque. Comme dans la pièce médiévale bouffonne dont Gide s’inspire, « sa » sotie est jouée par des « sots », les « Fous » du Moyen Âge. Amédée Fleurissoire, coincé dans « sa piété bornée », fait plutôt pitié. Julius de Baraglioul, romancier mondain et ultra-catholique par opportunisme, n’est qu’un fat. Il est difficile de prendre au sérieux la conversion « miraculeuse » au catholicisme d’Anthime Armand-Dubois, mécréant et franc-maçon. Protos (parodie et antithèse du Porthos d’Alexandre Dumas ?), ancien camarade de collège de Lafcadio, n’est qu’un petit escroc. Quant à Lafcadio - qui incarne la figure de l’écrivain - s’il n’est pas tout aussi ridicule que les autres personnages, on ne peut prétendre qu’il est un « héros » positif.
Œuvre iconoclaste et provocatrice, Les Caves du Vatican bouscule toutes les lois du genre romanesque élaborées par les grands romanciers du XIXe siècle. Y compris la notion de héros qui s’est construite au XVIIIe sous les plumes inventives de Richardson (Angleterre) et de Diderot (France). Ce n’est en effet qu’au prix et au terme d’une longue « initiation » que le personnage principal du roman dit de « formation » acquiert son véritable statut de héros. Ce qui n’est décidément pas le cas de Lafcadio, « héros » des Caves du Vatican. Qui rejoint à son tour le rang des « crustacés ». Ultime et magistrale dérision du génial Gide.
Rédigé par : Angèle | 31 mars 2007 à 20:34