Feuilleton pédagogique à l’usage des lycéens Sur la demande réitérée de nombre de mes anciens élèves et au vu des courriers que j'ai reçus ces derniers temps, j’ai pris l’initiative d'entreprendre (en exclusivité pour Terres de femmes) une lecture personnelle de l’une des œuvres au programme du baccalauréat (épreuve de français, Terminale L), en l’occurrence Les Planches courbes d’Yves Bonnefoy. Je remercie Guidu d'avoir si volontiers accepté d'illustrer chacun des épisodes d'un diptyque photographique. N.B. Pour visualiser le plan détaillé de la lecture en cours, CLIQUER ICI. |
LA MAISON NATALE
SEPTIÈME POÈME
4. La parenthèse de la partie de cartes
À la suite de cette évocation du père, s’ouvre une longue parenthèse sur laquelle il faut s’interroger. À quoi correspond-elle ? Pour quelle raison le poète a-t-il relaté l’épisode de la partie de cartes à l’intérieur de cette parenthèse ?
Le récit de la partie de cartes se déroule sur une longue phrase de quatorze vers très peu ponctuée. Comme si tout ce qui était en train de se dire ou de se jouer devait l’être d’une seule traite. La scène se déroule au cours de « l’après midi d’un dimanche ». Dans l’univers clos de la salle à manger, dont les « volets sont fermés contre la chaleur ». C’est le temps immobile de l’été ajouté à celui des dimanches. C’est l’atmosphère pesante de jours où il ne se passe rien, que domine l’ennui. Le père est désigné tout au long de cet épisode par le pronom personnel « il ». Sur lequel se superpose le « il » de l’enfant maladroit. Le père propose une partie de cartes dont le jeu n’est pas précisé. La seule raison qui est donnée au choix des cartes est qu’elles sont les seules images susceptibles de « recevoir la demande du rêve ». La maison natale est perçue par l’enfant comme un lieu fermé au monde du rêve, un lieu clos privé d’images et de résonance.
La partie de cartes devient source d’espoir pour l’enfant. Espoir qu’enfin l’échange, jusqu’alors impossible, va pouvoir prendre corps. Espoir aussitôt différé par le père: « mais il sort ». L’enfant, déçu dans son attente, « maladroit » peut-être à attirer sur lui l’attention du père, « maladroit » à lui faire don de son désir de le voir reprendre le dessus sur sa vie, brouille les cartes au profit du père, afin « que celui qui perdait gagne ». Les deux verbes en opposition - perdre/gagner - sont réunis côte à côte dans le même vers, le présent l’emportant magistralement sur le passé, « et si glorieusement ». Le geste de l’enfant est calculé mais son attente va bien au-delà de la simple partie de cartes. Ce que désire l’enfant, la « fièvre » qui le brûle, dépasse la victoire éphémère du jeu. Elle est offrande au père afin qu’il puisse tirer « de quoi nourrir » son « espérance ». L’enfant voudrait donner au père ce dont le père parvient pas à lui faire don. L’enfant ne dit rien sur la réaction du père vainqueur, mais il est peu probable que l’attente de l’enfant ait été remplie. Il ne s’est sans doute rien passé, rien produit. C’est ce que laissent entendre les trois derniers vers de commentaire du poète : « Après quoi deux voies se séparent ». Le désir de l’enfant d’instaurer un lien fort avec son père, s’avère être un leurre. Non seulement l’échange que l’enfant espérait n’a pas eu lieu mais la supercherie de l’enfant entérine la séparation d’avec le père. Séparation qui préfigure sa disparition dans les voies de l’oubli: « et ce sera l’oubli, l’oubli avide ».
5. Interprétation personnelle
La longue parenthèse se clôt sur quatre vers séparés du corps du texte par un blanc. Ces vers conclusifs n’appartiennent plus au récit. Alternant vers brefs, tétrasyllabiques (4 syllabes), vers longs, endécasyllabiques (11 syllabes), ils sont un commentaire du poète sur la difficulté de rendre compte de cet épisode par l’écriture. Le poète y exprime ses résistances face à ce texte lourd de réminiscences autobiographiques. Incapable de supprimer ce récit, de lui trouver une langue appropriée - « en vers, en prose »- incapable de réduire au silence la voix intérieure qui le lui dicte, Yves Bonnefoy choisit de lui donner droit à l’existence dans son recueil, en le mettant entre parenthèses. Une longue parenthèse qui se clôt sur ces quatre vers :
« J’aurai barré
Cent fois ces mots partout, en vers, en prose,
Mais je ne puis
Faire qu’ils ne remontent dans ma parole. »
Ce souvenir, d’une très grande intensité émotionnelle, continue d’habiter le poète. Imprimant à la figure paternelle toute sa force iconique douloureuse.
Suite : Yves Bonnefoy/ Les Planches courbes (XIX)
Angèle Paoli/TdF
Sur audible.fr, écouter la voix d'Yves Bonnefoy, disant un extrait des Planches courbes (LA MAISON NATALE, IV, V, VI, VII, VIII, IX [extrait]). |
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