Feuilleton pédagogique à l’usage des lycéens Sur la demande réitérée de nombre de mes anciens élèves et au vu des courriers que j'ai reçus ces derniers temps, j’ai pris l’initiative d'entreprendre (en exclusivité pour Terres de femmes) une lecture personnelle de l’une des œuvres au programme du baccalauréat (épreuve de français, Terminale L), en l’occurrence Les Planches courbes d’Yves Bonnefoy. Je remercie Guidu d'avoir si volontiers accepté d'illustrer chacun des épisodes d'un diptyque photographique. N.B. Pour visualiser le plan détaillé de la lecture en cours, CLIQUER ICI. |
LES PLANCHES COURBES
8. L’épreuve de la paternité
C’est dans cette atmosphère irréelle que se réinstaure le dialogue autour du père. C’est l’enfant, qui s’est encore rapproché du géant et se relie à lui par un geste intime - « un doigt toucha son oreille » -, qui revient sur la question précédente tout en la précisant : « veux-tu être mon père ? ». Cette question implique que l’explication proposée par le géant a fait son chemin dans l’esprit de l’enfant et que l’enfant a investi le bon géant de toute sa confiance filiale. Cela implique aussi que l’enfant a perçu la similitude de la situation du passeur avec la sienne. Leur solitude et leur manque sont identiques. Pourtant, la question à peine formulée, l’enfant bouleversé par l’émotion que le manque du père suscite en lui, éclate en sanglots, « la voix brisée par les larmes. »
La reformulation de cette interrogation place à nouveau le géant devant l’épreuve de son engagement auprès de l’enfant. Le dialogue reprend, ponctué par les résistances du géant, par l’insistance de l’enfant dans sa dernière supplication : « Oh, s’il te plaît, sois mon père ! Sois ma maison ! » Suivie du dernier refus du géant: « Il faut oublier tout cela… »
9. Le refus de la paternité
À la question de l’enfant « veux-tu être mon père ? », le passeur oppose l’argument de son état : « Ton père ! Mais je ne suis que le passeur ! » La fonction de père ne peut s’inscrire dans la restriction - « ne… que » - ou dans la négation. Être père implique davantage que de ne s’éloigner « jamais d’un bord de la rive à l’autre ». Être père implique aussi une stabilité, un ancrage : « Pour être père, il faut avoir une maison ». Le géant, lui, ne connaît pas cette stabilité ; il est un nomade du fleuve et sa maison ce sont « les joncs de la rive ».
Aux résistances du géant, l’enfant oppose son obstination : « Mais je resterais avec toi, au bord du fleuve »; « Mais je resterais si volontiers auprès de toi, sur la rive ! » Dans la quête de filiation de l’enfant, il y a du désarroi et du désir. Désarroi intense face à la résistance du passeur, désir mimétique de le suivre dans son domaine, de s’assimiler totalement à lui. Mais le géant repousse ce rêve. La réponse à la requête de l’enfant est tranchante: « Non, dit le passeur, ce n’est pas possible. » Et il rejette, au dehors de lui, les raisons de son refus: « Et vois, d’ailleurs ! »
10. La réalité contre le rêve
Ce que le géant donne à voir à l’enfant, c’est la réalité. La réalité qui est la leur. Celle de la barque qui « semble fléchir de plus en plus sous le poids de l’homme et de l’enfant. » Celle de la difficulté du passeur qui « peine à la pousser en avant ». Celle de la montée progressive et sûre de l’eau qui « arrive », « franchit » le bord, « emplit la coque » malmenée par les « courants », « atteint le haut de ces grandes jambes ». La force de la réalité extérieure met en danger le corps du géant en même temps qu’elle rend inopérantes « les planches courbes » dont l’appui « se dérobe ». Pourtant, face aux dangers qui le menacent, « l’esquif ne coule pas ». Berceau du rêve pour l’enfant, l’esquif s’estompe et passe au second plan: « c’est plutôt comme s’il se dissipait. » Faut-il interpréter cette remarque comme une forme de renoncement de l’enfant au monde qu’il est en train de quitter, le monde de l’enfance ? Lui qui n’a pas encore accédé à la relation fondamentale et fondatrice du fils au père !
Demeure la question poignante du père. Qui prend toute sa dimension symbolique dans le dernier épisode du « passage ». La traversée du fleuve à la nage.
11. La nature divine de l’enfant
À ce moment-là de l’épreuve qu’ils affrontent tous deux, solidement arrimés l’un à l’autre, le géant trouve les paroles réconfortantes pour minimiser l’aspect effrayant du fleuve et la longueur du trajet: « N’aie pas peur, dit-il, le fleuve n’est pas si large, nous arriverons bientôt ». Ces paroles apaisantes sont celles qu’un père donne à son enfant pour le rassurer face au danger qui se présente. Le géant colle si bien à son rôle de père que l’enfant ne peut résister à formuler sa prière : « Oh, s’il te plaît, sois mon père ! » Et s’il formule cette prière, c’est qu’il ne s’y est pas trompé. C’est que, malgré ses résistances, le géant est advenu jusqu’à cette figure du père, depuis qu’il a pris l’enfant sur ses épaules. Qu’il le veuille ou non, le passeur est devenu le père désiré de l’enfant, même s’il s’obstine à ne pas reconnaître cette relation et à refuser de la nommer. « Il faut oublier ces mots. Il faut oublier les mots. » Peut-être le passeur a-t-il peur de ne pas être à la hauteur des attentes de l’enfant ? Peut-être faut-il se garder des mots, qui sont impuissants et trompeurs ? Cependant les gestes de père, eux, sont acquis à l’enfant. Ils sont visibles, tangibles. Gestes d’affection, de protection, de consolidation d’un lien charnel: « Il a repris dans sa main la petite jambe ». Le géant ne revient pas sur ce qui est commencé: « de son bras libre il nage », pris avec l’enfant « dans cet espace sans fin de courants », il en accepte les turbulences et les « abîmes ». Mais aussi la part de rêve et les « étoiles ». Le passeur reçoit comme un don la nature divine de l’enfant. Nature christique qui prend toute sa dimension au moment où la petite jambe devient « immense déjà ».
12. Le salut par la poésie
Ainsi, la rencontre du passeur avec l’enfant permet-elle, au fil du récit, la métamorphose du passeur des morts en saint Christophe. L’enfant apparaît donc dans ce récit comme une figure salvatrice. Mais il est aussi celui que le géant sauve du fleuve. Les figures de sauveur/sauvé se superposent et se confondent pour fusionner dans des réseaux d’images énigmatiques dont l’issue du récit ne livre pas la clé. Le conte se referme sur son mystère.
Il serait tentant de placer le récit des Planches courbes dans une perspective chrétienne. Mais ce serait un contresens grave puisque Yves Bonnefoy se déclare athée. Et si le poète reprend la légende du géant saint Christophe, telle que la raconte Jacques de Voragine (1225~1230-1298) dans La Légende Dorée, il faut se garder de conclure à une issue religieuse du conte. Nulle conversion ici, mais un « passage » qui conduit à une forme de salut. Le salut du passeur et de l’enfant qui passe par l’échange et le partage ; par l’acceptation des épreuves imposées ; par l’acceptation de la finitude propre à l’être humain. Un salut qui passe aussi par l’acceptation des limites du langage. Que seul peut transfigurer la poésie. Accepter « d’oublier les mots », c’est accepter le réel et paradoxalement, au-delà, c’est permettre au langage poétique d’advenir. Et au monde de ressurgir :
Ph, G.AdC
« [...] dans cet espace sans fin de courants qui s’entrechoquent, d’abîmes qui s’entrouvrent, d’étoiles. »
Angèle Paoli/TdF
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Bravo pour cette analyse des Planches Courbes! Je suis lycéenne, en terminale, et ma prof n'a pas eu vraiment le temps de traiter cette oeuvre. Votre article est vraiment bien expliqué, très clair!
Merci beaucoup!
Aurélie.
Rédigé par : Veilchen | 07 juin 2006 à 19:57
Merci beaucoup Veilchen et bonne chance à vous la semaine prochaine. Que les "Planches courbes" du grand poète vous soutiennent et vous guident favorablement. Vous me direz, j'espère.
Rédigé par : angelepaoli | 09 juin 2006 à 21:58
Je suis aussi une Terminale L, et je voudrais vraiment remercier l'auteur de ces analyses sur Les Planches Courbes! Clairs, précis et organisés, ces articles m'ont permis de rassembler mes connaissances en un tout pour mon bac!
J'ai pu bien sûr redécouvrir toutes les images cachées de la poétique de Bonnefoy, un poète (-philosophe, il faut l'avouer) qui me passionne!
Veronika
PS : les photos en diptyque sont remarquables et s'unissent mystérieusement aux images que je m'étais imaginées en lisant ce recueil...
Rédigé par : veronika krotki | 13 juin 2006 à 12:07
Bonjour,
Moi aussi en Term L votre analyse m'a aidée à mieux comprendre les grandes lignes du texte. Je souhaiterais en revanche vous demander si vous pourriez m'aidre à répondre aux questions suivantes voir si mon analyse est correcte : En quoi le titre "Dans le leurre des mots" oriente-t-il la lecture du recueil Les Planches courves? Quelle place et quel sens revêt la place de l'enfant dans Les Planches courbes ?
Merci d'avance,
j'attends avec impatience votre réponse.
Rédigé par : Sandra | 09 octobre 2006 à 19:03
=>Sandra, Malou,et les autres...
Angèle Paoli est actuellement en plein déménagement et donc indisponible.
Je sais par ailleurs qu'elle ne souhaite pas répondre à des questions dont les réponses sont explicitement contenues dans les différentes analyses qu'elle a proposées pour le recueil d'Yves Bonnefoy. Il suffit de lire attentivement ces analyses et, à partir de là, d'apprendre à construire une réflexion personnelle, en tenant compte, bien évidemment, du recueil poétique d'origine. Un exercice à la portée d'un élève de Terminale L.
Très cordialement,
Le webmestre de TdF
Rédigé par : Webmestre de TdF | 09 octobre 2006 à 20:16
Salut!
Moi aussi j'ai tout à fait profité de tes articles sur Bonnefoy !
Je suis élève d'un lycée français ici au Brésil, à São Paulo, et je passe mon bac de Litté d'ici un mois =/
Les cours sur Bonnefoy sont parfois trop rapides, et il y a trop de significations et tout... Lá je viens de consacrer toute une journée à faire le dernier DM de l'année, et j'étais ravie de rencontrer ton blog!
Il est vraiment superbe!
Merci =]
Rédigé par : Dahlia | 19 octobre 2006 à 20:31
bonjour Angèle Paoli,
Je voudrais vous remercier du fond du coeur. J'habite à Mayotte dans l'Océan Indien. Je suis en terminale L. Et ces temps-ci nos cours sont perturbés par des mouvements de grève. Votre blog m'a permis de faire le point. Désormais l'épreuve de litterature n'est plus une menace. Et je vous le dois.
Rédigé par : Ahamadi Moiriziki | 04 avril 2007 à 17:30
Pour la question sur "dans le leurre des mots", il me semble que la réponse réside dans les paroles d'Yves Bonnefoy: "Faut-il oublier les mots ? oui et non, et là est toute l'ambiguïté poétique: il faut oublier les mots pour autant qu'ils sont ceux du discours conceptuel, il ne faut pas oublier les mots pour autant qu'ils sont la vigilance qui peut se porter au delà. (...) La poésie n'est pas ce qui veut se défaire des mots pour nous faire rentrer dans un silence qui nous priverait des autres, elle est la rééducation de quelques grands mots avec lesquels on peut partager le rapport avec les autres."
En fait, "le leurre des mots" peut apparaître comme un art poétique, une sorte de didactique de la poésie. Bonnefoy cherche à nous transmettre sa réflexion sur le langage et sur l'usage que nous faisons des mots... c'est du moins ce que j'en ai compris!
Sinon, encore une fois merci à Angèle Paoli qui aura dépanné plus d'une personne cette année ! J'ai beau être à Victor-Duruy, qui est un bon lycée, un cours aussi détaillé est rare, surtout que c'est la dernière oeuvre que nous étudierons. Donc, encore merci!
Rédigé par : Lucile | 13 avril 2007 à 17:16
Merci à tous, passeurs de poésie venus de tous les coins de France et de Navarre. Merci de vos témoignages d'amitié et vos remerciements.
Bravo à Lucile pour son analyse prometteuse. Bonne chance à tous.
Rédigé par : Angèle Paoli | 14 avril 2007 à 09:00
Je vous remercie d'avoir mis en ligne ce feuilleton car il m'aide beaucoup. Nous sommes censés avoir fini l'étude du recueil en classe, mais j'avais l'impression qu'il me manquait des éléments, et ma prof n'a pas toujours été claire sur certains points. Votre étude m'a permis de compléter mes connaissances sur l'oeuvre.
merci encore!!!
Rédigé par : Juliette | 23 avril 2007 à 10:48
Comme tous les autres, je vous adresse un grand remerciement, pour avoir allié le plaisir de votre lecture à celui de l'enseignement.
Je ne ferai que le répéter et peut-être n'aurez-vous pas le temps de me lire, mais tous mes "collègues" de bac et moi-même vous remercions beaucoup beaucoup beaucoup pour tous ces éclaircissements (qui ont également aidé notre prof')!
En voilà une bonne action ;)
Continuez, et que cette belle écriture ne se perde pas (j'ai fait mon petit tour sur le site...)
Rédigé par : Lulu, et les autres secourus | 22 mai 2007 à 18:01