Feuilleton pédagogique à l’usage des lycéens Sur la demande réitérée de nombre de mes anciens élèves et au vu des courriers que j'ai reçus ces derniers temps, j’ai pris l’initiative d'entreprendre (en exclusivité pour Terres de femmes) une lecture personnelle de l’une des œuvres au programme du baccalauréat (épreuve de français, Terminale L), en l’occurrence Les Planches courbes d’Yves Bonnefoy. Je remercie Guidu d'avoir si volontiers accepté d'illustrer chacun des épisodes d'un diptyque photographique. N.B. Pour visualiser le plan détaillé de la lecture en cours, CLIQUER ICI. |
LES PLANCHES COURBES
4. La question du père
S’engage alors une discussion autour du père, dans laquelle le « géant » tente de proposer une approche de cet être à part. Pour aborder cette question importante, le géant, sorti de son repaire de roseaux, s’installe « sur une pierre, près de sa barque ». Ici, la « pierre », cette image « simple », prend tout son sens. Elle se charge de toute sa force symbolique. Elle est une marque, une stèle dans le dialogue entre les deux personnages. Le point de départ d’une complicité, d’un lien, d’un échange. Peut-être l’ancrage d’un don.
À la question de l’enfant : « Un père, qu’est-ce que c’est ? », le passeur répond. D’abord par la surprise, en reprenant l’interrogation : « Un père ? ». Puis il s’engage dans une définition incluse dans deux subordonnées relatives: « celui qui »… « et qui ». La figure du père qui se dessine et prend forme dans la réponse du passeur est une figure consolatrice : « celui qui te prend sur ses genoux quand tu pleures ». Cette figure passe par le corps rassurant du père, qui offre ses genoux à l’enfant ; elle est une figure de proximité : « qui s’assied près de toi le soir », présence rassurante aux abords du sommeil de l’enfant : « lorsque tu as peur de t’endormir »; elle est une figure du don « pour te raconter une histoire ».
Attentif aux mots, l’enfant l’est aussi à d’autres détails. Il a noté le « petit rire », indéfinissable - « une sorte » -, qui a précédé la prise de parole du passeur ainsi que la qualité de sa voix qui « vint de moins loin dans la nuit ». La proximité avec l’autre, l’échange, passent aussi par la proximité charnelle d’une voix.
Ce dessin de la figure du père laisse l’enfant à son silence : « L’enfant ne répondit pas ». Un silence pourtant empli de résonances muettes, que le passeur semble avoir perçues. Puisqu’il reprend la parole en disant : « Souvent on n’a pas eu de père, c’est vrai ». Peut-être aussi faut-il voir dans cette réflexion une similitude relationnelle. Le pronom indéfini « on » suggère en effet que le passeur non plus n’a pas eu de père. L’un et l’autre, enfant et passeur, se définissent par le même manque, la même absence relationnelle au père.
5. Les femmes, figures tutélaires du foyer
Poursuivant sa réflexion, le passeur rebondit sur la présence féminine, compensatrice de l’absence paternelle. Non pas sur la figure, unique, de la mère, mais celle plurielle des femmes au foyer. Image traditionnelle, colportée par les récits oraux - dit-on - des « jeunes et douces femmes », gardiennes du feu et de la civilisation (le cuit par opposition au cru), qui pourvoient à la cuisson des plats et veillent sur les marmites où mijotent les repas. Actives et vigilantes, elles imprègnent de leur présence physique corps et voix, l’espace intime et chaleureux du foyer. Elles sont dans la répétition ancestrale des gestes sacrés - tous les verbes sont au présent de vérité générale - de l’entretien du feu, de la lallation qui berce. Elles « chantent des chansons ». Elles sont présentes dans leur éloignement par « l’odeur de l’huile qui chauffe dans la marmite ».
6. Le passage du fleuve, une nécessité
Cette évocation, pourtant archétypale, n’a pas d’écho dans la mémoire de l’enfant : « Je ne me souviens pas de cela non plus ». Mais dans la « légère voix cristalline » de l’enfant, nulle intonation de nostalgie, nul regret, nulle plainte. Seule demeure chez lui la volonté tenace, obstinée, d’accomplir son projet initial : « Je dois passer le fleuve ». Le dialogue sur la question du père est momentanément interrompu pour laisser la place à nouveau au rite du passage. Préoccupation majeure de l’enfant.
Pour prononcer cette phrase clé, « Je dois passer le fleuve », suivie de l’affirmation « j’ai de quoi payer », l’enfant s’est rapproché du passeur. Peut-être pour ne pas être entendu par d’autres ombres, peut-être pour resserrer encore l’intimité avec le géant dont l’enfant perçoit la « respiration égale, lente ».
7. Le passeur christophore *
Il se produit alors une scène étrange. Avec le glissement inattendu autour de la figure du géant qui combine en lui plusieurs visages. À la figure du passeur - la barque, la perche, l’obole de l’enfant - vient se superposer la silhouette rassurante de saint Christophe. Cette substitution passe par un enchaînement d’actes et d’attitudes : « Le géant se pencha, », « le prit », « le plaça », « se redressa », « descendit ». Succession d’actions qui marquent l’engagement du géant auprès de l’enfant. Celui-ci est accueilli « dans ses vastes mains » et placé « sur ses épaules ». Le discours du géant est en accord avec ses gestes. Le ton est injonctif : « Allons, dit-il. Tiens-toi fort à mon cou ! » L’enfant se plie à ces injonctions : il « se cramponna à son cou ». Peu à peu, une fois le rôle de christophore assuré, le géant reprend son rôle de passeur : « D’une main, il retenait l’enfant par une jambe, de l’autre il planta la perche dans l’eau »; il « put prendre alors la perche à deux mains, il la retira de la boue ». La barque peut alors s’ébranler et glisser vers le large. Cet épisode du passage se clôt sur un éventail de sensations auditives et visuelles : « le bruit de l’eau s’élargit sous les reflets, dans les ombres ». Dans un jeu de clairs-obscurs.
* Christophe signifie étymologiquement : « qui porte le Christ ».
Suite : Yves Bonnefoy/ Les Planches courbes (XXVI)
Angèle Paoli/TdF
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