Feuilleton pédagogique à l’usage des lycéens Sur la demande réitérée de nombre de mes anciens élèves et au vu des courriers que j'ai reçus ces derniers temps, j’ai pris l’initiative d'entreprendre (en exclusivité pour Terres de femmes) une lecture personnelle de l’une des œuvres au programme du baccalauréat (épreuve de français, Terminale L), en l’occurrence Les Planches courbes d’Yves Bonnefoy. Je remercie Guidu d'avoir si volontiers accepté d'illustrer chacun des épisodes d'un diptyque photographique. N.B. Pour visualiser le plan détaillé de la lecture en cours, CLIQUER ICI. |
LES PLANCHES COURBES
1. Continuité et diversité des Planches courbes
Les Planches courbes est le récit en prose qui donne son titre à l’ensemble du recueil Les Planches courbes. Ce récit se présente comme un conte à deux personnages. Un homme et un enfant évoluent ensemble, depuis leur rencontre jusqu’à leur disparition.
Le décor qui sert de toile de fond à cette nouvelle errance est un décor nocturne, au bord d’un fleuve masqué par des roseaux. La barque, déjà présente dans certains épisodes du Leurre du seuil, ou de La Maison natale, est là, elle aussi. Mais ici, elle appartient à l’homme qui, sans relâche, la conduit d’une rive à l’autre du fleuve. Elle appartient à celui que le poète appelle le « passeur ».
2. Un récit entre mythe et merveilleux
Le début du conte se présente comme l’histoire de Charon, le nautonier (ou nocher) des poètes de l’antiquité, dont Yves Bonnefoy s’inspire pour créer son propre personnage. Le poète reprend à son compte, pour le faire sien, le mythe du « passeur des morts », chargé de conduire les âmes jusqu’à leur dernière demeure. Il leur fait traverser l’Achéron, fleuve des Enfers, moyennant une obole, pareille à « la petite pièce de cuivre » que l’enfant tient « serrée dans sa main ».
Inspiré de récits mythologiques, ce conte est enveloppé d’une atmosphère d’irréalité à laquelle contribuent les jeux d’ombre et de lumière apportés par « la clarté de la lune ». Dès l’incipit, le ton est donné avec la présentation du premier personnage: « L’homme était grand, très grand ». Irréalité confirmée dans le second paragraphe avec un indice supplémentaire: l’homme est un « géant ». Cette donnée marque l’ancrage du récit dans le merveilleux. Qui ressurgit plus tard et plus loin au moment où la barque flanche sous le poids du passeur et de l’enfant: « ce qu’il faut voir, c’est que la barque semble fléchir de plus en plus sous le poids de l’homme et de l’enfant ». Ce ploiement inattendu est suivi d’un troisième épisode merveilleux : la submersion progressive de la barque. L’eau l’« emplit de ses courants », « atteint le haut » des « grandes jambes de l’homme ». Enfin, dernier élément du merveilleux, la métamorphose quasi simultanée de la « petite jambe », devenue « immense déjà » et celle du fleuve, transformé en un monde inquiétant et inconnu, « un espace sans fin de courants qui s’entrechoquent, d’abîmes qui s’entrouvrent », mais aussi un univers onirique « d’étoiles ».
À plusieurs reprises, cependant, le poète transforme le récit en le soumettant à des bifurcations imprévues.
La première distorsion se produit avec l’entrée en dialogue des deux personnages. Un dialogue dont l’enjeu pour l’enfant est d’obtenir du « géant » qu’il accepte d’être son père : « Écoute, dit l’enfant, veux-tu être mon père ? ». La demande de l’enfant constitue une épreuve pour le « géant ». Se pose alors la question de l’issue.
La seconde distorsion est celle de la submersion progressive de la barque. La disparition de la barque vient interrompre puis engloutir la question première et primordiale de la filiation. Cet événement laisse le récit en suspens, l’abandonnant à son mystère. Rien n’est moins sûr que l’issue de ce conte.
3. Le dialogue
La rencontre entre l’enfant et le géant se noue autour d’un dialogue. C’est l’enfant qui le premier adresse la parole au « géant », alors même qu’il ne le connaît pas. Loin d’apparaître comme le vieillard hirsute et haillonneux de la mythologie, le géant est présenté comme un homme affable, empli de sollicitude, qui s’intéresse d’emblée à l’enfant. Surpris sans doute de voir le jeune garçon hanter ces rivages cachés par les roseaux, le géant s’empresse de le questionner, sur un ton familier, l’appelant « mon petit ». Les questions qu’il lui adresse sont simples, courantes. Elles concernent l’identité de l’enfant: son nom, ses parents, sa maison. Autant de questions auxquelles l’enfant ne sait pas répondre, ou ne répond que par la négative. « Je ne sais pas » (deux fois) ; « on ne m’appelle pas ». « Je ne me souviens pas de cela non plus. » L’enfant, privé de mémoire affective, semble tout ignorer de ce qui est ou fait habituellement le monde relationnel d’un enfant. Dépossédé de tout, jusqu’à la notion même de père lui est inconnue : « Un père, dit-il, qu’est-ce que c’est ? ». Le seul monde qui lui soit connu et familier, c’est le monde des morts. Il semble qu’il en connaisse déjà les rives. Il en comprend le langage. Il sait où trouver le passeur. Il sait aussi qu’il lui faut une pièce pour pouvoir monter dans la barque. Lui qui ignore tout du monde relationnel des vivants, il est attentif à ne pas brusquer le passeur des morts, à ne pas troubler son immobilité. Il craint « d’attirer trop fort l’attention de l’homme ». Il sait déchiffrer dans son visage l’expression de quelqu’un « absent de soi. »
Suite : Yves Bonnefoy/ Les Planches courbes (XXV)
Angèle Paoli/TdF
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