Feuilleton pédagogique à l’usage des lycéens Sur la demande réitérée de nombre de mes anciens élèves et au vu des courriers que j'ai reçus ces derniers temps, j’ai pris l’initiative d'entreprendre (en exclusivité pour Terres de femmes) une lecture personnelle de l’une des œuvres au programme du baccalauréat (épreuve de français, Terminale L), en l’occurrence Les Planches courbes d’Yves Bonnefoy. Je remercie Guidu d'avoir si volontiers accepté d'illustrer chacun des épisodes d'un diptyque photographique. N.B. Pour visualiser le plan détaillé de la lecture en cours, CLIQUER ICI. |
LA MAISON NATALE
CINQUIÈME POÈME
1. Les lieux du rêve
Le cinquième rêve est un prolongement du rêve précédent. Une continuation en même temps qu’une concrétisation. On y retrouve la présence de l’eau qui prend ici la forme du fleuve. Les souvenirs. L’angoisse de la mort.
À la différence de l’épisode précédent qui ne présentait qu’un lieu aux frontières imprécises, ce nouveau pan de rêve se déroule en trois lieux différents, répartis sur deux laisses. Le premier lieu, le lieu de la barque et du fleuve, occupe la première laisse ; le second lieu et le troisième - maison et salle de classe - sont réunis dans la même laisse. Ces trois lieux, vrais lieux de l’enfance, sont aussi des lieux douloureux de la mémoire.
Consacré aux souvenirs, le rêve se prolonge. L’enfant tente d’y mettre de l’ordre, de lui trouver une logique : « Or, dans le même rêve ». D’organiser les « images qui se sont accumulées » pendant son sommeil. Le récit se déroule au présent : « j’écoute », « j’imagine », « je garde ». Sans doute cette partie du rêve a-t-elle toujours toute sa force dans la mémoire du poète. Une force vitale et émotionnelle indemne.
2. Le ventre protecteur de la barque
Le premier lieu évoqué au cours de ce rêve est la barque. Un lieu clos, protecteur, tout en courbes et en creux, dans lequel l’enfant a pris place, « couché au plus creux » de l’embarcation. Peut-être la barque, avec ses « planches courbes », est-elle une variante des bois et branchages amassés précédemment, leur forme agencée pour former une conque ? Des formes féminines surgissent aussitôt. Le ventre maternel est retrouvé.
Le lien qui relie l’enfant à la barque est un lien corporel très fort. Un contact physique étroit, qui passe par les principaux sens. Tactile : « le front, les yeux contre ses planches courbes » ; visuel : « Je garde mes yeux contre le bois » ; auditif : « j’écoute cogner le bas du fleuve » ; olfactif : « le bois/Qui a une odeur de goudron et de colle ». La sonorité dominante semble être la consonne sourde [K], combinée à la voyelle [u] : « couché/courbes/j’écoute/coup ». Le son [u], déjà disséminé dans le poème précédent, est répété à un rythme régulier 2/2/3/2, quatre fois sur le vers 5 : « Et tout d’un coup cette proue se soulève ». L’assonance en [u] imprime au poème sa note longue, son long hululement mélancolique. La position de l’enfant à l’intérieur de la barque, les sensations qu’il évoque sont d’un temps d’avant la naissance. Image du ventre maternel, la barque est à elle seule un microcosme fondateur, d’où l’enfant perçoit les pulsations du monde, les odeurs du réel. Le « simple » est là, présent dans « l’odeur » artisanale de « goudron et de colle ». Les sensations premières éprouvées en amènent d’autres, comme la notion de l’espace : « le bas du fleuve », « l’estuaire ». Le monde réel n’est pas loin, l’arrivée que l’enfant « imagine » est proche : « tout d’un coup cette proue se soulève ». Mais l’enfant s’obstine à garder le visage collé aux planches. La proximité de « l’estuaire », « déjà », ne l’enchante pas. Il redoute les excès des images du « dehors »: « Trop vastes les images, trop lumineuses. » Trop nombreuses aussi. Et cet avant la naissance, ce dedans, est riche, suffisamment, de choses et de mots qui recouvrent ces choses. Le langage du dedans, le langage du rêve, est plus dense, plus percutant que celui qui recouvre les « mots » du dehors. Comment ne pas préférer au monde réel, forcément décevant, incomplet et pauvre, le monde clos du rêve ? Le poète s’interroge : « Pourquoi revoir, dehors,/Les choses dont les mots me parlent, mais sans convaincre …»
La première partie du rêve se clôt sur l’expression d’un désir, fermement et clairement exprimé: « Je désire plus haute ou moins sombre rive ».
Les rives du rêve sont plus hautes sans doute que celles du réel, mais elles sont aussi plus sombres. Pourtant le poète continue de les explorer et de les préférer aux rives du réel. Il poursuit donc sa quête poétique. Elle le conduit vers d’autres lieux du rêve. « La Maison natale » et la salle de classe.
3. La montée de l’angoisse
C’est sans doute l’expression de ce désir étrange qui pousse l’enfant à abandonner la barque - et partant, le ventre maternel - désignée à la laisse suivante par la périphrase : « ce sol qui bouge ». Et à renoncer aussi à ce « corps qui se cherche ». Voilà l’enfant dans un temps d’après la naissance. Le voilà dans « la maison natale ».
Nantie de son vocabulaire ordinaire - pièces, portes et chambranles -, elle est un lieu lourd de menaces. Les pièces, démultipliées par le rêve, sont en proie à une prolifération inquiétante : « Il y en a maintenant d’innombrables ». De même « des portes », dont le pluriel n’est pas défini. Les « chambranles » sont marqués par la décrépitude. Livrée à l’errance de l’enfant - « je vais dans la maison de pièce en pièce » -, la maison est un lieu empli de souffrances, de confusion douloureuse. Elle s’anime de cris, de « voix », de « coups » frappés contre les portes, de « douleurs ». Les âmes de la maison s’emparent de l’enfant dont l’angoisse monte. « Je suis saisi par ces douleurs qui cognent »/« Trop lourde m’est la nuit qui dure ». À la démultiplication des lieux répond l’accélération du rêve, la précipitation : « je me hâte ».
4. L’exil
Mais l’effroi de ce cauchemar se poursuit et l’enfant pénètre, sans transition, dans un troisième lieu. « Une salle encombrée de pupitres ». Que l’enfant ne semble pas reconnaître ni comprendre. Mais une voix parle, qui montre les choses à l’enfant. Les lui présente de manière progressive, patiente. En les nommant par leur nom. Peut-être le visiteur ensommeillé a-t-il du mal à ouvrir les yeux ? Peut-être se sent-il étranger à cet univers ? Peut-être le langage, au lieu de faire exister les choses, les vide de leur sens ? Le « on » qui parle suggère à l’enfant de regarder autour de lui. L’impératif « Vois » est répété par cinq fois au cours de la laisse - dont trois anaphores. Il incite l’enfant à s’intéresser à des images simples, familières : « Vois, c’est l’arbre, vois, là, c’est le chien qui jappe ». Afin peut-être qu’il ouvre les yeux sur ses erreurs, sur ses errements.
Mais ces images sont des images d’avant le langage. Et le langage, lui, est séparateur. Guidé par cette voix qui ânonne les choses pour les faire exister aux yeux de l’enfant, l’enfant revisite ce lieu fondateur où se sont fixées les premières marques de possession et d’appartenance au monde : « ta salle de classe », « tes premières images ». L’énumération continue avec la carte de géographie, les montagnes et les fleuves. Mais, si les choses sont toujours à la même place « sur la paroi jaune », elles ont perdu leurs formes, leurs couleurs, leurs contours. Frappées par le « décolorement », le « dessaisissement », les choses n’ont plus en elles ni magie ni mystère. Le langage s’est figé, en proie à « la blancheur qui transit ». Au lieu de permettre aux choses d’exister, le langage les prive de leur substance. L’univers de la salle de classe se réduit à un ensemble de pauvres choses défraîchies, effritées, déréalisé, sans signification, présidé par une Isis de plâtre, écaillée elle aussi, comme le mur sur lequel se dessinent ses formes imaginaires. Soumise à son tour aux lois de la dispersion, la grande figure mythique d’Isis, déesse égyptienne de la résurrection, se trouve privée de pouvoir. Impuissante à rassembler les souvenirs dispersés de l’enfant, impuissante à ranimer les images défuntes, impuissante à relier l’enfant à un langage unificateur, elle le laisse face à son livre unique - « Vois, ce fut ton seul livre »-, un livre absent, ab-sens, vide de sens. Coupée du langage du réel, la mythologie personnelle du poète s’avère impuissante une fois de plus à relier l’enfant au monde. Elle contribue à son exil.
Suite : Yves Bonnefoy/ Les Planches courbes (XVI)
Angèle Paoli/TdF
Sur audible.fr, écouter la voix d'Yves Bonnefoy, disant un extrait des Planches courbes (LA MAISON NATALE, IV, V, VI, VII, VIII, IX [extrait]). |
Retour au répertoire du numéro de mai 2006
Retour à l' index des auteurs
Commentaires
Vous pouvez suivre cette conversation en vous abonnant au flux des commentaires de cette note.