Feuilleton pédagogique à l’usage des lycéens Sur la demande réitérée de nombre de mes anciens élèves et au vu des courriers que j'ai reçus ces derniers temps, j’ai pris l’initiative d'entreprendre (en exclusivité pour Terres de femmes) une lecture personnelle de l’une des œuvres au programme du baccalauréat (épreuve de français, Terminale L), en l’occurrence Les Planches courbes d’Yves Bonnefoy. Je remercie Guidu d'avoir si volontiers accepté d'illustrer chacun des épisodes d'un diptyque photographique. N.B. Pour visualiser le plan détaillé de la lecture en cours, CLIQUER ICI. |
LA MAISON NATALE
QUATRIÈME POÈME
1. Miroirs
Les poèmes IV et V de La Maison natale constituent les deux moments d’un même rêve. Identité marquée en V par le premier vers: « Or, dans le même rêve ». À la fois même et différent. Les deux épisodes ont en commun « la nuit » et « l’eau »; les souvenirs, les voix, l’angoisse, la mort. Le poème V reprend, en écho et en l’élargissant, ce qui s’ébauche dans le IV. En même temps, ces deux moments du rêve s’inscrivent dans la lignée des rêves qui les précèdent. L’expression temporelle « une autre fois », qui marque le début du quatrième rêve, ou le vers: « Il faisait nuit, encore », indiquent bien la réitération du même, l’appartenance de ce récit au même monde onirique.
La première partie du rêve (IV) semble un prolongement de La Maison natale II. Du décor initial de la maison natale, il reste « le sol noir » et l’allusion au déluge antérieur: « de l’eau glissait ». À l’adverbe « doucement » (II) répond l’adverbe « Silencieusement ». Dans cet univers de nuit, de silence et d’eau, le « l » liquide imprime sa marque aux premiers vers : « Il faisait nuit. De l’eau glissait/Silencieusement sur le sol noir. »
2. La collecte des souvenirs
Cependant le rêve, ancré dans la durée, est lié au souvenir. L’enfant possède l’assurance d’un savoir connu : « je savais ». Un savoir qui porte sur une mission unique, à accomplir: « Et je savais que je n’aurais pour tâche/Que de me souvenir. » Cette tâche semble réjouir l’enfant : « et je riais ». Dans l’enthousiasme qui le porte, il se lance dans l’action, rythmée par les allitérations en « r ». Le récit suit les différentes étapes de la collecte des souvenirs: « Je me penchais », « je prenais », « j’en soulevais », « je me retournais ». Mais il bascule au moment où l’enfant s’interroge. Ainsi est-il passé de l’exaltation à l’angoisse. Assimilés à des matériaux composites trouvés sur le sol, mélange ruisselant de terre, de branchages et de feuilles abandonnés là par les eaux diluviennes antérieures, les souvenirs forment une « masse ».Un magma originel qui gît « dans la boue ». La collecte des souvenirs passe par le contact étroit avec le corps et par l’enserrement. Elle a aussi à voir avec l’affect, les sentiments : « J’en soulevais la masse …/Dans mes bras resserrés contre mon cœur. » Pourtant, ce butin constitue une « charge » encombrante : « que faire de ce bois ». Le « bois » ramassé par l’enfant est lourd d’un passé qui n’est plus. Imprégné de « tant d’absence », il renferme les voix de ceux qui ne sont plus. Des bribes de vie s’en échappent encore, quelques résonances parfois, quelques notes plus éclatantes. Marques d’une ancienne synesthésie : « de tant d’absence/Montait pourtant le bruit de la couleur » - écho du « son de la couleur » (p. 79). Que faire donc de tout ce bois sinon le ranger ou le mettre à l’abri ? Dès lors, l’enfant se met en quête d’un lieu propice où entreposer ses trésors. Le rythme des vers devient précipité. La recherche du « hangar » se fait dans l’urgence. La « charge » devient alors plus douloureuse, plus inquiétante, plus angoissante: « Des branches qui avaient de toutes parts/Des angles, des élancements, des pointes, des cris. »
3. « Sur la route vide »
La fin du poème est matérialisée par un blanc, une coupure qui établit une séparation entre les trois derniers vers et le corps du texte. Le blanc marque la fin du rêve et la fin du récit. Les souvenirs rassemblés par l’enfant se font plus précis. Exprimés jusqu’alors métaphoriquement (la métaphore filée du bois et des branchages), ils deviennent dans le tercet final, des « voix », des « ombres », des « on » indéfinis qui poursuivent l’enfant, puis disparaissent, le laissant seul, exilé dans la vie. « Sur la route vide ».
Dans ce rêve, comme dans les précédents, le passé se dérobe, les souvenirs sont des leurres. L’enfant se laisse séduire par les images qui se présentent. Mais elles sont confuses, enchevêtrées, insaisissables. Et elles s’évanouissent, laissant l’enfant à son émotion, « le cœur précipité » et à sa solitude douloureuse.
Suite : Yves Bonnefoy/ Les Planches courbes (XV)
Angèle Paoli/TdF
Sur audible.fr, écouter la voix d'Yves Bonnefoy, disant un extrait des Planches courbes (LA MAISON NATALE, IV, V, VI, VII, VIII, IX [extrait]). |
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