Eugène Delacroix à George Sand (
24 novembre 1853): « Nous travaillerons jusqu'à l’agonie : que faire d’autre au monde, à moins de se saouler, quand vient le moment où la réalité n’est plus à la hauteur du rêve ? »
Eugène Delacroix
Apollon vainqueur du serpent Python (détail) *
Mercredi 1er mai 1850
Sur la réflexion et l’imagination données à l’homme. Funestes présents.
Il est évident que la nature se soucie très peu que l’homme ait de l’esprit ou non. Le vrai homme est le sauvage ; il s’accorde avec la nature comme elle est. Sitôt que l’homme aiguise son intelligence, augmente ses idées et les manières de les exprimer, acquiert des besoins, la nature le contrarie en tout. Il faut qu’il se mette à lui faire violence continuellement. Elle, de son côté, ne demeure pas en reste. S’il suspend un moment le travail qu’il s’est imposé, elle reprend ses droits, elle envahit, elle mine, elle détruit ou défigure son ouvrage ; il semble qu’elle porte impatiemment les chefs-d’œuvre de l’imagination et de la main de l’homme. Qu’importent à la marche des saisons, au cours des astres, des fleuves et des vents, le Parthénon, Saint-Pierre de Rome, et tant de miracles de l’art ? Un tremblement de terre, la lave d’un volcan vont en faire justice : les oiseaux nicheront dans ces ruines ; les bêtes sauvages iront tirer les os des fondateurs de leurs tombeaux entr’ouverts. Mais l’homme lui-même, quand il s’abandonne à l’instinct sauvage qui est le fond même de sa nature, ne conspire-t-il pas avec les éléments pour détruire les beaux ouvrages ? La barbarie ne vient-elle pas presque périodiquement, et semblable à la Furie qui attend Sisyphe roulant sa pierre au haut de la montagne, pour renverser et confondre, pour faire la nuit après une trop vive lumière ? Et ce je ne sais quoi qui a donné à l’homme une intelligence supérieure à celle des bêtes, ne semble-t-il pas prendre plaisir à le punir de cette intelligence même ?
Funeste présent, ai-je dit ? Sans doute ; au milieu de cette conspiration universelle contre les fruits de l’invention, du génie, de l’esprit de combinaison, l’homme a-t-il au moins la consolation de s’admirer grandement lui-même de sa constance ou de jouir beaucoup et longtemps de ces fruits variés émanés de lui ? Le contraire est le plus commun. Non seulement le plus grand par le talent, par l’audace, par la constance, est ordinairement le plus persécuté, mais il est lui-même fatigué et tourmenté de ce fardeau du talent et de l’imagination. Il est aussi ingénieux à se tourmenter qu’à éclairer les autres. Presque tous les grands hommes ont eu une vie plus traversée, plus misérable que celle des autres hommes.
À quoi bon alors tout cet esprit et tous ces soins ? Le vivre suivant la nature veut-il dire qu’il faut vivre dans la crasse, passer les rivières à la nage, faute de ponts et de bateaux, vivre de glands dans les forêts, ou poursuivre à coups de flèches les cerfs et les buffles pour conserver une chétive vie, cent fois plus inutile que celle des chênes qui servent du moins à nourrir et à abriter des créatures ? Rousseau est-il donc de cet avis, quand il proscrit les arts et les sciences, sous le prétexte de leurs abus ? Tout est-il donc piège, condition d’infortune ou signe de corruption dans ce qui vient de l’intelligence de l’homme ? Que ne reproche-t-il au sauvage d’orner et d’enluminer à sa manière son arc grossier, de parer de plumes d’oiseaux le tablier dont il cache sa chétive nudité ? Et pourquoi la cacher au soleil et à ses semblables ? N’est-ce pas encore là un sentiment trop relevé pour cette brute, pour cette machine à vivre, à digérer, à dormir ? »
Eugène Delacroix, Journal 1822-1863, Plon, 1996, pp. 234-235.
* Légende de la photo :
Eugène Delacroix, Apollon vainqueur du serpent Python (détail).
Peinture centrale (restaurée en 2003-2004)
du plafond de la Galerie d'Apollon du musée du Louvre.
Cette huile sur toile marouflée sur plafond (800 x 750 cm)
fut commandée en 1850 par l'architecte Félix Duban
et réalisée par Delacroix d’avril 1850 à septembre 1851.
Le plafond fut montré pour la première fois au public le 16 octobre 1851.
Ph. © Musée du Louvre/A. Dequier
Ph. Source
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