Image, G.AdC
Magicienne furieuse, plusieurs fois criminelle, irrémédiablement liée au meurtre de ses enfants, Médée la Barbare est originaire de Colchide. Par amour pour Jason, venu jusque dans ces terres de l’au-delà du Pont-Euxin pour y conquérir la Toison d’or, Médée s’est exilée en terre corinthienne. Elle a quitté le monde du mystérieux Orient pour rejoindre le monde civilisé du chef des Argonautes. Pour avoir osé franchir les interdits, l’infortunée Médée sera contrainte au pire des châtiments, le double infanticide
LA MÉDÉE D’EURIPIDE
Euripide (vers 480-406 av. J.-C.) s’est emparé le premier du « topos » tragique qui façonne le mythe de Médée. Par deux fois, l’auteur évoque le franchissement des Symplégades. La première fois, juste avant la construction de l’Argo, construction qui fait l'objet des lamentations de la nourrice, maîtresse de Médée, dans le monologue d’ouverture de la pièce. La seconde fois, lorsque Médée, le cœur ivre d’amour pour Jason, franchit à son tour « la dangereuse passe des roches Symplégades couleur de nuit ». Terrible transgression dont la malheureuse Colchidienne va devoir racheter la faute par un terrible châtiment. Le meurtre de ses fils. La perte des enfants est étroitement liée à la transgression, dont les maillons fatidiques sont étroitement enchaînés les uns aux autres. En trahissant son père, le roi Aiétès, possesseur de la précieuse dépouille dont Médée aide Jason à s’emparer, en fuyant la terre paternelle, Médée commet l’irréparable. Pour retarder ses poursuivants dans leur course, elle tue son frère Apsyrtos, dépeçant son corps qu'elle dissémine dans la mer. Fratricide, elle brave interdit sur interdit. Elle suit, dans un monde qui n’est pas le sien, celui à qui elle n’aurait jamais dû appartenir. L’union de Médée avec Jason est maudite, la mort des enfants, inévitable. Quant à Jason, Médée la magicienne lui prédit quelle sera sa mort :
« Toi tu mourras ainsi que tu l’as mérité, misérablement, la tête fracassée par une épave de l’Argo, après avoir vu l’amère consécration de notre hymen »
Euripide, Médée, vers 1385-1387, Gallimard, Collection Folio, page 196.
Au-delà de l’histoire d’amour et de mort qui unit puis oppose Médée à Jason, ce qui se dit à travers les différents épisodes de cette expédition funeste et de son dénouement, c’est la vision pessimiste du poète. Contrairement à ses contemporains qui chantent les hauts faits de la colonisation, Euripide, lui, craint pour la Grèce et pour l’avenir du monde.
LA MÉDÉE DE SÉNÈQUE
Sénèque (4-65 apr. J.-C.), à son tour, s’empare du « topos » d’Argo le « transgresseur ». Exploitant abondamment les différents thèmes de l’expédition maritime des Argonautes, Sénèque rend responsable l’Argo de la disparition de l’Âge d’Or. Mais l’auteur latin innove en rajoutant le thème du châtiment infligé au navire :
« Ce navire paya chèrement sa témérité dans une course exposée à une longue suite d’épreuves effrayantes, quand les deux montagnes qui ferment l’accès à la mer, se heurtant d’un élan soudain l’une contre l’autre, firent un fracas ébranlant l’éther comme le tonnerre et que la mer, prise entre ces rochers, éclaboussa jusqu’aux astres et aux nuages. »
Sénèque, Médée, Garnier-Flammarion, page 55.
Châtiment auquel il faut rajouter celui de Médée arrivant en terre grecque :
« Quel fut le prix d’un tel voyage ? La Toison d’or et Médée, fléau plus dangereux que la mer, digne récompense de cette première course maritime. »
Sénèque, id., page 56.
LES AVATARS DE MÉDÉE
Petite fille du Soleil par son père, Aiétès, roi de Colchide, fille d’une Océanide pour certains, de la déesse de la Nuit, Hécate pour d’autres, Médée appartient au monde des divinités infernales avec qui elle partage certaines pratiques magiques. Ce n’est que lorsqu’elle aborde Iolcos, terre de Thessalie traditionnellement peuplée de sorcières, qu’elle devient elle-même sorcière. Médée s’adapte alors à la terre qui la reçoit. Longtemps considérée comme une magicienne bénéfique, Médée se métamorphose peu à peu en magicienne maléfique. Mais c’est Euripide qui en fixe les traits humains définitifs, faisant de Médée un être d’une grande complexité. Plongée dans les affres de la passion amoureuse, dévorée par la jalousie, Médée est sans cesse écartelée entre la fureur vengeresse qu’elle voue à Jason et l’amour de bête traquée qu’elle porte à ses enfants. En proie aux forces maléfiques de la haine, elle lutte contre l’attendrissement qui la détourne de son projet de punir celui qui l’a trahie. Enfin, cédant à la soif de vengeance, elle accomplit son forfait puis, s’élevant dans les airs, rejoint l’empire d’Hélios, sur le char ailé du Soleil.
Assimilée à un taureau, à une lionne ou à une bête féroce, la Médée d’Euripide est une mère monstrueuse, une furie. Elle est surtout, pour le tragique grec, une « barbare » qui a osé transgresser les interdits liés à la civilisation de son peuple. Une étrangère maudite qui inspire l’effroi davantage que la compassion.
MÉDÉE, UN MYTHE TOUJOURS REVISITÉ
Figure de la passion dévastatrice, Médée n’a cessé d’inspirer dramaturges, compositeurs et artistes au cours des siècles. Les dramaturges espagnols par exemple, qui, au XVIIe siècle, illustrent de manière allégorique le mythe des Argonautes. Tandis que, en 1634, Lope de Vega introduit le thème de la conquête de la Toison d’or dans sa pièce El Vellocino de Oro, Caldéron de la Barca transfigure en Christ le personnage de Jason. Dans El Divino Jason (Le Divin Jason).
En France, Pierre Corneille s’inspire d’Euripide pour la création de sa première tragédie : Médée (1635). Marc-Antoine Charpentier crée sa tragédie lyrique le 4 décembre 1693, sur un livret de Thomas Corneille, le frère du dramaturge. Œuvre d’un grand rayonnement, l’opéra Médée rivalise avec les plus belles créations de Jean-Philippe Rameau. En 1797, Cherubini présente au théâtre Feydeau une Médée en trois actes*. Écrite à partir du livret de François Benoît Hoffmann (d’après la pièce de Pierre Corneille), elle est considérée par les historiens de la musique comme le premier opéra romantique.
Au XIXe siècle, le peintre Gustave Moreau réalise plusieurs toiles sur le thème de Médée, dont une Jason et Médée (aujourd'hui conservée au Musée d'Orsay). Quant à Eugène Delacroix, il s’inspire de la pièce d’Ernest Legouvé (1855) pour peindre sa Médée furieuse poignardant ses enfants.
Le XXe siècle réactualise lui aussi le mythe antique. Ainsi la Médée de Darius Milhaud ou celle des Nouvelles Pièces noires de Jean Anouilh (1946). Une Médée bohémienne en révolte contre l’ordre incarné par Jason. En 1967, Jorge Lavelli monte une grandiose Medea de Sénèque. Avec Maria Casarès dans le rôle-titre. Une interprétation choc qui sera un véritable déclencheur d’écriture théâtrale pour Bernard-Marie Koltès. En 1969, Pier Paolo Pasolini porte le personnage de Médée à l’écran. Maria Callas interprète le rôle de la magicienne. Une Médée dont la fureur, exacerbée par « la nostalgie pour un état perdu de barbarie et de sacré mêlés » s’exprime à travers le prisme des forces obscures de la sexualité. Un effroi que l'on retrouve dans Le Songe de Médée d'Angelin Preljocaj, présenté en 2004 à l'Opéra-Garnier. En 1996, Christa Wolf revisite aussi par son roman Medea-Stimmen l'histoire légendaire de Médée, la femme sauvage, par le prisme de laquelle elle affronte son propre passé. Puis, en 2011, Pascal Quignard...
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
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* Ouverture ; Jason ! Dei tuoi figli la madre (Maria Callas)
Belle et docte évocation d'un thème mythologique superbe - par ailleurs une des clés, aujourd'hui comme hier (et à notre corps défendant), des relations hommes/femmes. Une Médée récente et admirable : Isabelle Huppert. - J.-M.
Rédigé par : Jean-Marie Perret | 14 mai 2006 à 00:24
Jean-Marie,
Inépuisable Médée en effet, incontrôlable aussi et tellement complexe... Un mythe étonnamment moderne que celui dont elle est le centre, ouvert sur des pistes de réflexions difficiles à circonscrire ! Vous voyez, j'en ai même "oublié" la Médée de Lassalle. Mais, là, franchement, je n'arrive pas à savoir si c'est un oubli volontaire...
Rédigé par : Angèle | 14 mai 2006 à 21:42
Médée, figure dévastatrice incontrôlable. Elle est surtout, pour le tragique grec, une « diablesse » qui a osé transgresser les interdits liés à la civilisation grecque. Une étrangère maudite qui inspire l’effroi davantage que la compassion.
Rédigé par : Mansour Hassan | 28 octobre 2007 à 21:56