Topique : Voyage et récits de voyage
« Poésie d'un jour
»
Ph., G.AdC
LE VOYAGE
(extrait)
[…]
la route
ah dites encore tout bas ce seul mot je n’y crois pas, vous avez bien dit la route
la route va traverser l’épaisseur du monde et l’obstacle vainement accumulé des heures […]
nous nous verrons bleuir, premiers rayons tombés sur le front de la terre qui se lève et commence une longue journée,
nous flotterons unis et indociles comme autant d’embarcations qui couvrent le golfe un après-midi de fête
à travers les vitres brisées sur toute la surface de la mer par le bombardement du soleil.
ah que pourtant […]
jamais ne s’endorment les veilleurs et que la fête reste grave
[…]
Jean Tardieu, « Les dieux étouffés » [octobre 1944], La Part de l’ombre, Gallimard, Collection Poésie/Gallimard, 1972, pp. 39-40 ; Jours pétrifiés [1948], Œuvres, éditions Gallimard, Collection Quarto, 2003, page 283.
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Jean Tardieu (1903-1995) est aussi connu comme homme de radio (il fut l’animateur avec Pierre Schaeffer du mythique « Club d'essai » et le directeur des programmes de France Culture), que comme poète. C’est en 1972 qu’ont été publiées les proses poétiques de La Part de l'ombre. Ses autres poèmes ont été regroupés sous le titre de Formeries (nom inspiré du toponyme d’un village au nord de Gerberoy, dans l’Oise normande, aux marches de la Picardie, où il s’était installé), puis de Margeries (1986). C’est à Gerberoy que j’ai souvent eu l’occasion de le croiser dans le courant des années 1980 (alors que je vivais en Picardie).
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"De même que ce qui vit oscille entre une perpétuelle naissance et une perpétuelle mort, ce qui bouge dans le langage, quand il se veut "autre", oscille entre l'usage et le dérèglement, entre une forme et une matière, entre la volonté et le hasard, entre sens et non-sens."
Jean Tardieu (Dialogue entre l'auteur et un visiteur)
On vient chercher Monsieur Jean, Gallimard, Collection Le chemin, 1990.
Rédigé par : JJD | 13 mai 2006 à 12:01
Heureuse de vous lire ici, JJD, au lendemain de votre première visite sur TdF. Très beau "finale" pourrais-je dire, avec une belle audace de balancement entre le dérèglement (dont on ne sait s'il est "long et raisonnable") et l'usage. Je donne ci-dessous, pour mes lectrices et lecteurs, les prémices du questionnement de l'auteur face au visiteur.
"Je cherche, en remontant très loin, ce que j'ai toujours cherché : donner un sens à ce que je vois, à ce que j'entends, à ce que j'éprouve. Comme si ce qui "est" n'y parvenait pas de soi-même. Comme si l'obligation de l'aider m'avait été imposée dès l'origine, selon quelque injonction dont je ne sais rien, ni d'où elle vient, ni où elle veut me conduire."
Pour information, ce dialogue, inséré dans la deuxième partie de On vient chercher Monsieur Jean, avait été publié une première fois chez Skira en 1974 dans Obscurité du jour. On le retrouvera dans le volume des Œuvres de Tardieu (Gallimard, Quarto, 2003, pp. 999-1002).
Rédigé par : Angèle | 13 mai 2006 à 13:11
Vous m'encouragez, Angèle, à vous donner une suite à l'évocation d'un poète qui jamais ne me déçoit, qui toujours m'oblige à chercher avec lui "ce qui n'a pas encore de nom".
Le texte qui suit est inédit. Il a été écrit une nuit où conversant avec Jean Tardieu, je ne savais plus qui était le plus présent de nous deux.
CONVERSATION DE L’UN SANS L’AUTRE
POUR JEAN TARDIEU
- C’est toi ?
- Oui, c’est moi .
Depuis le temps que je le lis, c’est la première fois que je commence ainsi cette conversation avec lui. Après mon premier sommeil, quand lui aussi, dit-il, il se levait pour essayer d’inscrire sur ses papiers de nuit, une voix sans personne.*
- C’est toi ?
- Oui, c’est moi.
Qui parle selon vous, lecteurs en abyme, le premier ?
Une question sans doute à ignorer. Ou à feindre d’ignorer.
Avec lui, en effet, il s’agit de se délivrer. L’un, l’autre.
Ou d’essayer de tenir à distance, le soi-même de chacun.*
Nous avons bien entendu et même répondu : c’est toi ? oui c’est moi.
Une manière de se rassurer dans l’épouvante.
Se doutait-il quand il lançait ses petits mots de prestidigitateur qu’une nuit comme cette nuit, un encore vivant - et bien vivant merci - essaierait encore une fois d’attraper sa perche, sa petite ficelle où s’agitait la souris des manèges ?
Lui qui depuis longtemps a pris l’enviable statut de mort prolongé.
Mort ? Enfin, c’est ce que l’on en a dit. Chroniques, éloges et même peut-être descente au tombeau.
Mais sait-on jamais.
Dans le clair obscur du livre que l’on lit, page à page, qui est là, qui murmure et se retourne, tandis que l’autre veille et recompose son image effacée ?
- C’est moi.
- Ah ! c’est toi ?
* jean tardieu
Rédigé par : JJD | 13 mai 2006 à 21:12